La libé

Sur l’étal du marché, des poireaux en très grandes quantités et deux bottes d’épinard. Je prends une botte d’épinard frais et la sens. L’épinard n’a pas d’odeur (comme l’oseille, comme l’argent) ; c’est idiot de sentir les feuilles d’épinard frais mais c’est trop tard, le mal est fait. Je trouve une excuse : je veux sentir la fraîcheur. La marchande mugit quelque chose, pas contente de me voir fourrer le nez dans ses bottes d’épinard et secoue la tête. Je repose la botte un peu honteuse et m’éloigne. Je me souviens qu’elle est muette. Vendre des légumes au marché quand on est sourd-muet, drôle de métier.

C’est à qui ?  Une petite dame voilée serrée dans une veste de velours côtelé, profite du fait que j’ai détourné le regard une seconde vers des petites patates grenaille pour me passer devant. Un sac boueux pour 2,5 EUR. Ça fait combien au kilo ? Tandis que je calcule, la mama a pesé ses blettes, ses courgettes et ses navets en douce. Je ne lui en veux pas trop. On pardonne aux vieux resquilleurs, on sait se monter indulgent, sympa, amusé même. Les vieux arabes sont nombreux au marché le matin. Visages cuits, petits bonnets au crochet blanc, costards trop grands. As-tu remarqué qu’ils achètent beaucoup de légumes, m’a dit quelqu’un, l’autre jour. Est-ce raciste comme observation ?  Colonialiste ? Moi aussi, j’achète beaucoup de légumes.

Une femme en ballerines porte un très gros paquet enveloppé dans du papier blanc et tenu par un gros adhésif rouge façon cadeau de Noel. Le papier blanc  est imprimé de petites silhouettes bleues qui jouent au golf. Le swing de golf décomposé. Le backswing armement du club, le downswing descente du club vers la balle, transfert des appuis et hop ! le finish. La femme attend bien droite de pourvoir traverser les rails du tram. Elle ne soit pas être du quartier. Ici, c’est plutôt les salles de sport Fitlane, BasicFit, Keepcool, Fitness Park, Magic Form, Elancia. Gigafit qui visent selon leur positionnement marketing les adeptes de la fonte, du spinning ou du crossfit, les seniors, les femmes rondes, les employés stressés,…. Un homme attend le prochain tram debout bras croisés, tout au bord du quai, le visage calme, un peu morne. Il porte au-dessus de sa parka noire un cordon avec un badge professionnel. Il jette un œil en coin sur les mollets ronds de la femme au paquet. Il baisse la tête vers son téléphone. On entend des bips. Il joue à Candy Crush. Est-il inscrit en salle de sport ?

Un type assis par terre fait la manche. Il tient un chien ébouriffé et mignon dans ses bras. L’homme a une bonne tête. Il a l’air christique, bronzé, un Messie Surfeur. Il gagne bien. Il sourit et dit merci avec un charmant accent Italien. Deux femmes gitanes guettent l’arrivée du tram. La plus jeune porte un bébé dans sur son bras gauche, emmailloté dans un plaid polaire orange. Elle a le visage cuivré et une cigarette entre les doigts. La plus âgée est maigre comme un clou, un foulard fleuri noué serrée sous le menton et des yeux profondément noirs enfoncés dans leurs orbites. Une gamine brune et frisée s’accroche à ses basques, un doigt fourré dans nez.  Elles mangent des graines de tournesol sans cesser de regarder au Nord.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)