Elle est seule. Il pleut sur le trottoir. Dans le caniveau l’eau draine des restes de nuit. Le froid humide transperce le manteau léger. Son corps se noue pour résister, se raidit. La rue du petit matin est grise, morne. De rares passants se pressent vers un abribus, une boulangerie déjà éclairée. Elle est en avance comme toujours. Le car de ramassage l’a déposée très tôt. Elle longe les boutiques fermées et s’arrête devant la première devanture éclairée. Toujours la même. Chaque matin elle regarde à travers la buée que son souffle dépose sur la vitre. Elle n’est jamais entrée. L’eau lui coule dans le cou. Elle colle son front à la vitrine. Tout semble si calme de l’autre côté, chaud, paisible, vivant et habité. Oui, habité, c’est le mot qui lui vient. Habité. Elle ne voit personne, elle devine seulement. Une lueur là-bas au fond derrière les tables. Elle a froid. Elle se serre contre la vitre. Elle est sûre que la chaleur vient de là. Elle préfère rester là que de chercher refuge un peu plus loin sous le porche noir où elle aura peur. Elle scrute la pièce de l’autre côté de la vitre. La buée brouille les contours. Il ne reste que le désir d’un monde, le rêve de ce qu’elle ne connait pas. De la lueur là-bas se détache une ombre qui s’approche de la vitre et lui fait signe de la main. Bruit d’une porte qui s’ouvre. Viens te mettre à l’abri. Elle entre. Ses vêtements trempés font une flaque sur le seuil. Mets-les à sécher sur la rambarde de l’escalier. Installe -toi où tu veux. Ce n’est pas encore ouvert, mais tu peux regarder.
Elle entre. Une grotte chaude, lumineuse. Elle ne connait pas ce lieu. C’est tout blanc. Vide, on dirait. Mais non, ça bruisse, ça fourmille. Elle passe entre les tables et touche du doigt légèrement, timidement les objets lisses. Des piles. Le silence est plein de voix, de murmures. Elle s’assoit sur une marche au fond de la pièce. Derrière elle, un escalier mène à une mezzanine qui fait le tour de l’espace. De sa marche, elle voit à l’envers ce qu’elle apercevait derrière la vitrine. Des tables où s’empilent des livres. Des piles de volumes à la couverture lisse et brillante. Tout autour des étagères où s’alignent les tranches d’autres livres : lettres couchées sur des parois plates ou bombées, blanches ou colorées, hautes et étroites. Des souffles, des voix. Le vent, la pluie, un vol d’oiseau. Une respiration là, tout près. Ça parle tout autour. Elle écoute. De l’inconvénient d’être né, murmure l’un. Autant en emporte le vent, chuchote un autre. Des voix sortent de grands cimetières sous la lune. Tout s’anime autour d’elle. Elle commence un voyage au bout de la nuit, plein de bruit et de fureur.