LA GARDIENNE

La gardienne a pour habitude de noter toutes les allées et venues des locataires de l’immeuble, des gars des eaux qui viennent relever les compteurs, des facteurs, des livreurs, des visiteurs, des ouvriers, des démarcheurs, ça lui est venu au fil des années, l’ennui, la curiosité, un soupçon de paranoïa, un relans de délation enfantine, un goût immodéré pour les séries policières américaines. Pas plus méfiante que tout un chacun, il faut bien passer le temps quand on occupe une loge de 15 m2 . Monsieur Richard qui part travailler à 7h15, la mère Millet qui sort son chien à huit heures tapantes, la fille Viard qui prend son service à l’hôpital à 9 heures  et sort en courant de l’immeuble à 8 heures 20 , en retard  comme tous les matins. Madame Briant qui prend son bus au coin de l’immeuble à neuf heures et dépose ses gosses chez la nounou avant. Les nouveaux du troisième qui partent tous seuls à l’école pendant que leur mère dort encore. .. Elle connaît les habitudes de chacun. 

Elle a toujours trouvé bizarre le type du sixième étage , jamais vu la couleur de ses yeux, jamais de visites, jamais de courrier. Elle ne l’a jamais vu rentrer accompagné, ni femme ni homme, la gardienne a l’esprit large.  La journée, il part en début d’après-midi, à pieds, et le soir il rentre vers 19 heures, son sac à dos élimé sur les épaules. Il travaille à mi-temps, c’est ce qu’elle en déduit.  

Il se glisse certaines nuits dehors, passé minuit, elle l’entend descendre en ascenseur. Puis la porte d’entrée se referme le plus silencieusement possible, il la retient. Elle le voit par l’œilleton. Toujours habillé pareil, jogging à capuche noir, baskets noires, sac à dos noir, casquette vissée sur la tête noire. En hiver, il rajoute une doudoune noire. 

Il rentre de ses virées au petit matin, vers cinq heures, s’il croit que personne n’est levé il se trompe, madame Verfeuil est insomniaque depuis la mort de son mari il y a vingt-sept ans. 

Elle sait très bien qui c’est, le petit con du sixième, il habite la résidence depuis qu’il est petit, la première fois qu’elle l’a vu il devait avoir six ans. Ca lui fait bien la trentaine aujourd’hui, et en trente ans, il ne lui a jamais dit bonjour ! Cette façon de fixer ses chaussures quand il croise une personne, c’est horripilant. Son père est parti quand il devant avoir treize ans. Premiers joints, premières conneries, déscolarisation, petite délinquance, le parcours habituel des gamins élevés par leur mère solo en banlieue. Un beau jour la daronne a été hospitalisée pour dépression, elle ne l’a jamais revue, il est resté dans l’appartement, il avait tout juste 18 ans. A l’époque elle ne s’intéressait pas encore à lui. Elle le trouve vraiment pas net ce type, en plus il a des faux airs d’Antony Perkins, elle a vu psychose plusieurs fois et cette ressemblance quand-même, ça fait froid dans le dos. Quand elle en a parlé à madame Tuchard, la vielle du deuxième chez qui elle fait le ménage, elle s’est payé carrément sa tête : « Mais ne faites pas la bête voyons, notre immeuble est tout ce qu’il y a de correct ! » 

2 commentaires à propos de “LA GARDIENNE”

  1. J’aime beaucoup l’idée de la gardienne d’immeuble pour cet exercice. Et surtout le contraste entre ce qu’elle sait et ce qu’elle ne peut pas savoir.

  2. j’aime bien ce détour par les pipelettes qui relance le premier texte, moi je suis comme elles, je voudrais savoir…