J’ai vraiment cru que c’était une question de foi, mais je ne me le suis pas dit alors. Je n’avais pas besoin de me dire des choses puisque j’étais en conversation avec Molière, c’était lui qui avait des choses à me dire. Et il ne fallait pas me déranger dans la classe de quatrième quand je parlais avec Molière ! « Taisez-vous, je parle avec Molière ! » Mats et Peter ont bien rigolé mais je m’en foutais bien. En même temps, ils m’ont laissé tranquille, surpris par ma répartie, effarouchés peut-être, des fois qu’il y aurait quelque chose de vrai là-dedans. Aujourd’hui, Molière sert surtout à caler ma tête contre la reliure en cuir noir, rouge et doré de l’une des étagères de ma chambre de jeunesse, qui n’a pas beaucoup changé depuis la classe de quatrième. Peut-être moi non plus puisque, d’une certaine manière, je suis resté classique et qu’on me l’a bien assez fait sentir, au long des années. Peter est devenu un archiviste reconnu, Mats est devenu un comédien de doublage renommé. Je continue à chercher du côté de Molière. Dans les poubelles. En quelque sorte. Persuadé qu’on peut parler avec Molière, qu’on peut un jour trouver l’idée permettant de poursuivre les aventures du Bourgeois gentilhomme, lui donner un coup de main, écrire deux ou trois actes de plus. Qu’on peut tous faire ça, qu’il suffit de se mettre à l’écoute. Bien sûr j’ai découvert depuis que les éditeurs ne sont que des épiciers. Ce n’est pas méchant de dire ça, ma grand-mère était épicière. Ça veut dire qu’elle savait mettre le doigt où il fallait sur la balance pour arrondir le compte et sauver ainsi la comptabilité de l’épicerie. A l’époque de la quatrième, on ne trouvait pas Molière dans les épiceries, même pas ces grandes qu’on appelait des supermarchés, c’est pour ça que je me suis fait avoir, j’ai pensé qu’il y avait une séparation intangible entre le côté de Molière et le côté des épiceries. J’ai surtout cru que l’école garantissait cela et j’ai foncé dans toujours plus d’école ! Dès les vacances de Pâques de quatrième, je l’avais lu en entier, le gros volume à tranche noire, rouge et dorée. A chaque pièce lue, j’en discutais un peu avec Molière, je lui écrivais des suites, qui restaient dans des cahiers mais à l’époque ce n’était pas bien grave, j’avais tout le temps ! Zut, j’ai tapé un peu fort avec mon front contre le livre, il ne faut pas que je me mette en colère… Pendant que je m’abîmais dans des travaux d’écoliers bien au-delà de ce qu’on me demandait, Mats et Peter commençaient à rentrer dans des milieux… des milieux qui ne sont pas l’école, à faire des groupes de rock et du théâtre pour de vrai -pour moi l’école suffisait, elle était immense, elle était enthousiasmante ! Pour moi, elle était le vrai, je ne me donnais donc aucun moyen de connaître un autre monde, c’est ça la foi ! J’écrivais, j’écrivais, sur de vieux cahiers d’écolier, jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils iraient tous un jour ou l’autre dans les poubelles des épiciers. Et puis les années ont passé, je suis resté classique mais un classique échevelé qui s’est toujours dit : puisque Molière inventait, moi qui le tutoie à l’occasion, j’ai le droit ! Et attention, je ne me suis jamais cru dans le privilège de tutoyer Molière, il m’a toujours semblé que tout le monde pouvait le faire puisque l’école le mettait à la portée de tous et que, même sans le gros volume relié offert pas les parents, il y avait les petits fascicules des bibliothèques scolaires… Il suffisait de se donner la peine, plutôt que de faire du rock ! C’est vrai que je ne me suis pas attardé à chercher à comprendre à l’époque, même auprès des deux derniers à qui j’ai pu continuer à parler à part Molière, Mats et Peter. Mais même pour eux, je n’ai pas été attentif à l’évolution. C’est le moment où ils ont commencé à s’intéresser à ce que je faisais qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Cette gourmandise de départ et cette moue à l’arrivée, des jugements d’épiciers bien sûr : je n’étais pas assez grand public, ça faisait trop scolaire, je ne risquais pas de faire vendre assez. Ils auraient aussi bien pu me dire : va-t-en voir du côté de Molière si j’y suis… Pourtant, ils restent mes amis depuis tout ce temps. Je crois qu’ils auraient sincèrement envie de m’aider s’ils le pouvaient, mais voilà… Mais voilà quoi, au juste ? Trop compromis du côté de Molière ou trop compromis du côté des poubelles à cahier ? Un épicier ne vous dira jamais que vous êtes compromis par une certaine proximité avec Molière, eût-il remarqué la fidélité à un vieux volume de ses œuvres complètes. Un épicier, c’est policé, ça ne se met pas en défaut vis-à-vis des valeurs de la république. Mais ça ne prête vraiment son oreille qu’à ceux qui racontent comment ils ont rompu avec l’école de ladite république, et le plus tôt possible, s’il vous plaît ! Ceux qui s’y sont au contraire enfoncés jusqu’au cou, on les écoute poliment et on s’en débarrasse au plus vite. Sauf quand on est vraiment ami avec le trop d’école, avec le tutoyeur de Molière, comme Mats et Peter. Et on considère alors d’un œil critique et bienveillant tous ses efforts vis-à-vis des poubelles. Pour la littérature des poubelles. Pas celle qui parle de ce qu’on trouve dans les poubelles, celle qui s’y retrouve parce que, d’une certaine façon, elle pue l’école.