Lundi
Journée de grand doute sur ce répertoire qui se mord la queue, ce répertoire de mouchoir de poche, de timbre poste de l’opéra. Nous travaillons bien, sérieusement, nous avons des outils à partager. Mais le doute partout, une forme de lassitude à devoir toujours faire du neuf avec du vieux.
… toujours, tu me demandais de le faire alors je le faisais, j’ai suturé, de l’inlassable aiguille brûlante à points comptés. Mais ta peau, ta peau magnifique s’affinant, même mes plus subtils raccommodages finissaient par la déchirer.
Elle n’apparait qu’un moment, dans l’après-midi, comme parfois mon mauvais visage dans la glace. Je me sens impuissante devant leur main droite qui toujours conduit la voix au lieu de s’attacher au texte, musique ou poème. Me revient alors ce personnage du Sérail : Celle-qui-sait-joindre-avec-de-l’or.
Avec ses deux phalanges de métal, on la croyait joueuse de qanun. La Soigneuse au premier coup d’œil a reconnu une femme de l’art du kintsugi, Celle-qui-sait-joindre-avec-de-l’or… Chaque jour depuis, elle brode la lune et le C du Sérail sur le tapis de Selim. Cicatrices magnifiques, gloire des toujours-vivants. Les fils sont ses fils, tous, y compris le franc-tireur qui blesse Selim en cet instant…
Un passage qui crie au retravail — et justement avec la proposition #13 qui clôt l’Atelier d’été du Tiers-Livre —. Je mets la main sur le manuscrit, pour retrouver ces mots, tout en bas d’une liste de fichiers Word. Depuis combien de temps ne l’ai-je plus ouvert ? Mais son temps est revenu : en le survolant, j’aperçois un passage dans Une fois l’an, la photo propre à la reconversion et au développement de la série « Le plus grand métèque de Vienne ».
C’était un sujet pour les élégantes et les puissants, ma clientèle de prédilection, mais un sujet chuchoté, évoqué avec des précautions de regards vers les portes et les rideaux, comme si l’illustre propriétaire pouvait surgir n’importe où et leur faire la peau, avant qu’on ait eu le temps de parachever leur manucure, de leur resservir un alcool. Son nom, le nom qu’on lui donnait, qu’il était probablement donné, leur baignait la langue : Selim, le Pacha Selim, le Pacha.
Même l’épuisement, je peux le mettre au travail.
Je leur donne rendez-vous à l’Autobus. Pour Marion, rodée parisienne, ça ne fait pas un pli, pour Camille en visite, tout un imbroglio. Rendez-vous dans un bus, prendre un bus ? (Rapide passage du S, avec à son bord un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau orné d’une tresse au lieu d’un ruban), mais peu importe. Ils sont encore plus beaux en vrai. Les pulls de Camille sont lointainement assortis à la chevelure de Marion. Je m’attrape à parler trop fort, pas encore sortie finalement de cette longue journée de leçons lyriques, en écoutant leur voix avec plus d’attention, pour les emporter, pour les noter. Je les écoute comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. Nous laissons la nuit nous tomber dessus en discutant dans les fauteuils coques orange en plastoc. Nous parlons de ce que nous cherchons. Avec qui d’autre, dans ce domaine puis-je le faire aussi simplement, tranquillement ? Camille me demande ce que je compte publier dans la revue… Je comprends alors que j’y ai été invitée. Je me rappelle la servante métaphorique évoquée par la Seconde Prieure des Dialogues des Carmélites (Lorsqu’un grand roi, devant toute sa cour, fait signe à la servante de venir s’asseoir avec lui sur le trône, ainsi qu’une épouse bien-aimée, il est préférable qu’elle n’en croie pas d’abord ses yeux ni ses oreilles, et continue à frotter les meubles) et je trouve ma conduite assez pathétique. Il s’agirait d’être présente à ce qui se passe au lieu de laisser courir toutes les moindreries de l’imaginaire. Nous nous quittons pour nous revoir.
Mardi
Je fonctionne par tranche de cinq ans. Je ne sais pas comment je ferais si le temps venait à se raccourcir drastiquement pour moi. Les pensées morbides flottent dans l’air de ce mois d’octobre rose. De grand.es ami.es résistent au siège des armées du crabe, rassemblées ici ou là. Leur force est impressionnante, la force de leur faiblesse, leur souplesse aussi. Je crois que même à l’article de la mort, je ne saurai pas mieux me presser et renoncer à ce lustre de mise en place pour tout ce qui importe. J’amorce quelque chose de neuf, d’inconnu et je me dis : nous verrons, il sera encore temps de baisser les bras dans cinq ans. Cette forme de course d’endurance, qui tient plutôt de la marche de pèlerinage, donne lieu à d’étranges concomitances. Aujourd’hui j’ai envoyé le manuscrit du Journal d’un Mot à Peters Bernard (le meilleur graphiste du monde) et l’Archive Sauveterre issue de l’atelier Ville 2018 du Tiers Livre à Camille et Will, respectivement envoyé spécial et correspondant permanent à Jonzac. J’ai la sensation d’être sans bât. Je pèse effectivement (144 + 41 =) 185 pages de moins. A4, douze. Il y a un soulagement double. Le poids déposé, la balle dans le camp des partenaires, mais aussi cette preuve manifeste d’un travail à l’heure où je ne vois pas que le sommet de l’iceberg : ce journal d’écriture. Le manuscrit je n’y avais pas remis la main depuis des semaines, me semble-t-il. Le retard des billets FB du Journal d’un Mot me donne l’impression qu’il vit seulement sur ses jours de l’été, que je ne lui accorde plus qu’un temps de hasard, alors même que je suis décidée à la publier. Rien de tout cela n’est vrai, rien n’est aussi simple que mes mauvais rêves. Je vois cela plus clairement depuis que j’ai appuyé sur la touche envoi par deux fois le même jour.
Mercredi
J’avais demandé aux élèves d’apporter un poème à lire hier soir. Baudelaire est toujours aussi populaire, mais on a vu passer Breton, Tsvetaïeva, Rimbaud, Félix Leclerc. Je pensais consacrer le cours à la question de la poésie, de la vie avec la poésie, mais il ne restait plus qu’une vingtaine de minutes quand les lectures ont commencé. Je soupçonne les élèves d’avoir fait tout leur possible pour les retarder, pas forcément en conscience, mais le sujet fait peur. Les lectures se sont enchaînées. J’étais assise au milieu du groupe, je les peignais l’une après l’autre, par leur prénom. La première avait installé un pupitre sur la scène, pour ne pas lire en tenant son téléphone dans la main. Ce décorum m’a touchée. Ensuite, tou.tes se sont succédé. es derrière. L’écoute était très vive, très fine en dépit de la fin du jour. J’ai dit un poème du syrien Osama Khalil Aldiab.
Le soleil porte son costume orangé
Osama Khalil Aldiab/Crépuscule
il salue et part sans retour
l’été ôte son masque d’acier
les feuilles fuient les arbres
tandis que le froid s’approche
en portant sur son dos
ses couvertures de laine
et que la lune se souffle sur les mains
ô ma bienaimée
la nature met sa tunique blanche
et les gens nous observent de leurs fenêtres
pareils à des fusils
ils nous voient saigner sans le moindre frisson
Emmagasinez les bougies et le bois
les grosses chaussures et les pardessus
vous qui n’avez pas appris de langage nouveau,
des îles nouvelles,
le soleil frappe à vos portes
depuis des années
et vous, dans les salons vous jouez
aux cartes et sifflez le maté,
je n’ai pas peur,
je suis toujours debout
près de la source gelée
par l’intensité des insultes et des injures,
les chenilles ne se sont pas encore envolées autour de moi
je suis l’arbre qui t’attend toujours
tu me manques
le froid est un blasphème qui me transperce
il va anéantir ces voix aiguisées comme des regards
mes mains s’étendront vers le bord du lit
comme la mère tend la main à son bébé,
mais je ne te trouverai pas
je crierai d’une voix aveugle
que le dur hiver me combat
puis j’allumerai mes souvenirs l’un après l’autre
pour traverser sur l’autre rive,
ne me reproche pas d’avoir changé
je recouvrirai mon visage de poèmes
et dessinerai sur le mur
après avoir appris le jour
et respiré la lumière,
je ne lèverai pas de drapeau
je ne lèverai pas de slogans,
je dessinerai seulement ton prénom
aussi petit que la lucarne d’un mausolée
d’où s’envolent les prières.
Traduction : Shiraz al Faraj et Annie Salager
J’étais fatiguée. J’aime ce poème depuis plusieurs années. Je l’ai dit sans le soin que je lui ai par le passé apporté. Mais j’ai senti leur attention aussi bien que si nous avions dansé ensemble. Avant de monter sur scène, ma décision était prise : nous allons faire cela chaque mardi jusqu’à la fin des cours. Nous en avons besoin. Je ne ferai pas travailler. Ni la diction ni l’interprétation. Mais nous partagerons une fois par semaine un temps dédié à la poésie, auquel chacun. e contribuera. Et cela suffira, puisque c’est l’essentiel.
Jeudi
Je suis travaillée par l’échange du pique-nique d’hier. Une habitude dont nous voulons faire une tradition : le mercredi midi nous apportons le déjeuner, avec nappe et couvert et quand le temps le permet nous déjeunons avec notre collègue et ami Damien Lehman (pianiste, compositeur) au jardin des bambous, dans l’enceinte du CNSMDP, entre le cours du matin et celui de l’après-midi. Nous nous sommes découvert une grande amour partagée pour Edmond Dantès. Comme j’évoquais les temps de trajets en diligence au XVIIIe, Damien a rappelé la fierté du Comte à rallier Rouen à Paris en quinze heures seulement. Au dessert, j’ai raconté à Mathilde le prélude à Fondation d’Asimov. Alexandre pensait qu’il y avait deux volumes, sept en fait, plus le prequel, tout ça se déroulant sur des centaines d’années, dans plusieurs galaxies… et je m’aperçois que ce sont-là les récits fondateurs de mon écriture, de mon désir d’écrire. Ce qui se ramifie échappe à l’échelle de la ville, du pays et surtout, surtout de la personne. Quelle place alors pour certains projets (L’Anniversaire, L’Amnésie de l’Enfance) ? Ne vaudrait-il pas mieux renoncer, trier, élire ?
Vendredi
L’exposition L’Expérience Goya à Lille vaut bien mieux que son titre, fait pour appâter le jeune chaland — et ça marche puisque nous y emmenons Mathilde, 15 ans, consentante —. Je prends des pages de notes en avançant à pas de fourmis. Il faudra partager ceci avec les élèves : recalé deux fois 1763 et 1766 par l’Académie des Beaux-Arts de Madrid, Goya entre en 1780 — 14 ans plus tard, donc — avant d’en devenir le directeur en 1792. Si quelqu’un. e s’impatiente, ou se décourage, voilà matière à réflexion), cela avec le Tiers Livre : le peintre sourd qui achète à un sourd une maison appelée la Quinta Del Sordo. Maison dont il peint les murs et qui disparaît avant d’être exhumée grâce à des recherches sur le cadastre… Cette femme qu’il peint nue et qui fait scandale et puis, huit ans plus tard, dans la même pose, vêtue… le coup de Vivant Denon, directeur général des Musées (je l’oublie toujours, je ne le vois jamais plus loin que Point de Lendemain, or, comment comprendre ce petit récit si on oublie qui l’a écrit? Je me souviens des points de biographie donné par F à l’été : quelle simplicité soudain, dans cet éclairage), responsable de l’acquisition des Caprices… Matisse au bord du renoncement qui tombe sur un Goya et retrouve le goût (comme Bergotte, mais sans la mort, sans l’impuissance, sans les patates)… Les gravures de la guerre des femmes. Celle qu’on voit de dos toute droite mettre le feu au canon parmi les cadavres, celles qu’on force (on dit enlèvement, jamais violences, jamais viol, alors)… La prairie de San Isidoro, si bien montrée du lointain ciel jusqu’aux énormes visages du premier plan, dans la projection circulaire de l’exposition et qui me ramène, encore une fois à mon goût du collégial… Un colosse d’encre (Osmin ?)… Hâte de retourner à la maison pour mettre le nez dans le gros livre de peintures de Bailly et voir ce qu’il dit de tout ça. Et puis, avant la sortie, Pierre Michon, Maîtres et Serviteurs dans la boutique. C’est déjà écrit, si bien, concentre-toi sur ce que tu as à faire.
Mais à Gand, plus tard dans la journée, les adresses de l’Autobiographie #4, au lieu du manuscrit. Adresses coûteuses, mais qui relient aussi d’anciens travaux. Rien ne se perd. Même pas la maison du sourd.
Samedi
Une réponse de Will, si bien faite, ouvrant à elle seule plusieurs portes dans le manuscrit envoyé — je vais ajouter des notes de présentations des personnages et de leur filiation, il est temps de sortir de ma crypte, de voir ce qui tient quand je cesse de mettre de l’ombre là où le travail manque — que je pense à nouveau à la valeur de cette triple correspondance qui va son chemin. Même si nous n’écrivions finalement rien ensemble, voici ceci qui consiste déjà et qui n’est pas rien, s’approchant d’ailleurs de la forme codicille où ledit Will excelle…
Hier, une adresse s’est défilée dans Autobiographie #4, manque de temps, ce prétexte à toutes mains. Cette nuit j’ai rêvé de deux adresses, une seule m’est restée : rue des Sioux à Versailles. On dirait une contrepèterie. Mais plus tard dans la matinée, un vieux squelette d’os de seiche familier est remonté à la surface, objet d’une terreur hurlante à l’âge de 7 ans, au bord de l’eau. C’était l’époque de « la Californie », l’adresse qui fait défaut dans l’Autobiographie #4, notre voisin s’était fait tuer, descendre, pris à partie dans un règlement de compte où seul le bruit l’avait amené. C’était l’époque du SAC de Pasqua. On en parlait beaucoup. Il était devenu à force le sac de Pascale (mon autre prénom), je commence à le croire. Et quand j’avais demandé à ma mère de m’expliquer, elle avait ajouté OAS. J’aimais ce voisin, c’était un papa, un jardinier et un monsieur rouquin. Il y avait peut-être bien de l’OAS de seiche dans ma terreur de Porquerolles…
Dimanche
Comme je me demande dans quelle mesure l’Œil affamé de Bruno Lecat et ses billets d’Algérie et de psychanalyse m’auront menée à cet OAS de seiche, je tombe sur cet extrait de Giovanni Raboni qui fait dire à Pierre, à la fin du livre :
Mais combien
Représentation de la croix
vraiment auront vu et entendu
et combien au contraire ne se souviendront
que de voix confuses ?
Traduction de l’italien : Jean-Charles Vegliante
Ceci prouvant beaucoup : de l’utilité de lire les collègues, de l’omniprésence de Pierre dans mon enfance, de la nécessité absolue de maintenir la Certaine Dose de Poésie à l’œuvre, même quand j’envisage des coupes claires dans mes activités pour pouvoir faire de la place au manuscrit.