Pendant la création de l’Enlèvement au Sérail en 2018, j’avais commencé à écrire des petits récits pour conserver l’histoire de tel ou tel accessoire (tapis usé à la corde, chapeau rose…) que j’inventais sur le plateau pour concentrer les interprètes. Bientôt d’autres étaient apparus pour croquer l’invention des personnages du personnel ou des invités par et avec le chœur. La tournée a couru sur une année entière, les textes se sont accumulés. Selim Bassa en était le personnage central, l’homme-centre, comme à la scène. Le Sérail, nous l’avions créé avec l’équipe de maîtres et maîtresses d’œuvres dans une telle effervescence, dans une telle liesse et dans une telle profondeur, qu’une fois le temps des spectacles révolu, j’ai souhaité y demeurer. J’ai continué à l’écrire, moyen imparable d’en conserver les clefs et l’usage. Pour moi seule. La gouvernance d’un Sérail. L’histoire, comme moi, a pris ses aises dans ce grand bâtiment, puis dans la ville où l’action était située (Vienne), puis dans des escapades toujours plus lointaines…
La dernière représentation a eu lieu en janvier 2019. En décembre 20, j’étais à la tête d’un Sérail labyrinthique et cette situation, que j’avais ardemment désirée, d’un coup presque m’est devenue intolérable. J’étais complètement dépassée par le corpus. Je me perdais dans les textes. Je ne pouvais déjà plus m’en saisir, alors même que l’histoire n’était pas encore racontée. J’ai créé un site sur Wix, acheté un nom de domaine — j’imagine que j’aurais pu tout aussi bien investir dans un coffre en Suisse, mais la préservation et le secret n’étaient pas les seuls enjeux de cette mue —. Une danseuse, ce site. J’ai essayé des classements différents à partir de dossiers papiers, de codes couleur…
jusqu’à ce qu’une structure se dégage : Avant, Alors et Depuis. Pour chacune de ces pages, les mêmes sous -pages : Les lieux, les portraits, les objets. J’aurais voulu que le site ressemblât à un jeu vidéo, avec des indices cachés. Je me suis donné bien du mal pour que les menus disparaissent dans les images de fond, dans la mosaïque. Je rêvais de tiroirs secrets, de mécanismes dissimulés…
Mais au bout du compte, la magie s’effondrait quand la page s’ouvrait. La mise en page y est désolante. Au moins il reste cette boîte à secrets. Et sur la page Depuis, Rumeurs un blog qui inscrit le texte dans une éternelle actualité, dans un infini remaniement où des faits divers, des études viennent répondre à la légende du Sérail, alimenter ce drôle de monstre, avide et gourmet. Il est possible que je remplace à terme ces textes par leur enregistrement. Il me semble qu’alors la magie tiendrait.
Me poser la question récemment de le reconfigurer de A à Z pour en faire la coquille d’accueil de mon journal d’écriture (changer de nom, de charte graphique…) m’a fait prendre conscience à quel point il était encore nécessaire et… irremplaçable. Je vais vers la clôture d’un récit, mais je sais à présent que je ne fermerai jamais complètement cette porte.