Cette sensation de passer à l’extérieur du temps, le sol de dérobe, perte de repères et d’équilibre, propulsé d’un coup au-delà de nous même, dans l’inconnu d’un état de glissement vertigineux.
Il n’y a rien, pour le moment, qui nous menace — sauf que tout nous menace. Le corps tremble, le centre de gravité n’est plus le même. Tout nous échappe. Tout est présent, trop présent, même l’inutile. La tête qui tourne. Sensations désagréables de déséquilibre. Le corps se projette devant lui sans même bouger. Il glisse sans un mouvement. Illusion de mouvement, parfois rotatoire, parfois linéaire. Univers sans bord qui n’a ni commencement, ni fin sur l’axe du temps imaginaire. L’œil ne parvient pas à fixer l’horizon, un point de repère où s’accrocher. Perspectives fuyantes. Le moindre petit espace se transforme en gouffre. La petite fente dans le sol s’ouvre inexplicablement. Instabilité, impression d’ivresse. Des glissements incessants. Petit éclair, léger vertige, courte apnée : rien ne change, autour – on ne voit rien. Marcher au-dessus du gouffre.
Le jour nous attire dans sa nuit. Le vide s’installe. La désorientation de l’accidentel fait apparaître la substance même du parcours. Le bruit qui nous assomme d’habitude est soudain assourdi. L’horizon qui recule, les labyrinthes de mémoire, qui suis‑je dis‑tu par ton silence. Perte d’audition partielle, acouphènes. La tête serrée dans un étau. Le plus difficile est de rester conscient. La sensation de se lever trop vite, de tourner la tête rapidement. Nausée passagère. Un conflit entre les signaux de position perçus par le cerveau et la position réelle du corps. Prendre une profonde inspiration. Puis respirer plus calmement. Jusqu’à ne plus rien voir, rien. Un vertige se produit, qui a l’éclat de notre propre disparition.
Décalage entre l’idée qui, tout en parlant, traverse l’esprit et les mots pour l’exprimer, légère désynchronisation, le langage vacille pris de vitesse, hésite, dépassé par le jaillissement fulgurant de la pensée, au risque de perdre le fil et de balbutier.
Sensation d’une tête décrochée de son buste. Sans savoir quoi. Au-dessus, sans attache avec le corps. Marcher à côté de ses pas. Décalage insupportable comme la bande son d’un film désynchronisée avec les images. Un temps retard. Quelque chose bloque. La question en suspens. Une pensée comme une notion de lenteur, un besoin de temps long. La peur que ça se remarque. C’est quand l’esprit est vacant que les idées surgissent. Mais les mots nous échappent quand l’esprit brille et nous prend de vitesse. Le mot est un rêve fragile. Un court instant, mille mots. Au milieu du chaos comme un repère ou comme un premier mot conquis sur le babil du monde. Entre ce clair et son obscur. Jaillissement de possibilités infinies. Ces entités extérieures qui parasitent le corps de la langue. L’ombre panique de l’entre-deux. Les joues rougissent, le front devient moite. Légers picotements sous les aisselles. Un poids sur la poitrine. Deux mains qui appuient dessus vigoureusement. Le rythme cardiaque s’affole. Ne rien laisser paraître. Bouffée de chaleur. Les mains s’agitent en tous sens, se multiplient. Le manque d’assurance les fait bouger comme des moulins à vent. Les doigts se tordent.
C’est beau d’avoir ici ou là quelque chose comme une pensée. Ce qui dans la réalité résiste à la représentation. La pensée ne cesse de commencer toujours à nouveau. Eprouver à nouveau mêlées la sensation du retour et celle de l’éloignement. Un scintillement. Faux fuyant et fuite en avant. Dévaler les escaliers en perte d’équilibre et continuer à avancer sans possibilité de s’arrêter. Respiration. Respiration. Le souffle court, tenter de reprendre le dessus. Le temps perdu.
Je passais par là, un peu distraitement. Et puis je n’ai pas pu cesser ma lecture. Plaisir du texte. Le second notamment avec cette histoire de tête qui se décroche de son buste. Et puis c’est vrai que « C’est beau d’avoir ici ou là quelque chose comme une pensée. » Merci !
Merci Camille de passer par là. Ravi que ces textes vous plaisent. Ils essaient de saisir, chacun à leur manière, les dysfonctionnements entre notre esprit et notre corps, vertiges et balbutiements.
Le sol qui se dérobe a quelque chose d’obsessionnel pour moi. J’ai bien envie d’y revenir encore, invitée par le premier encadré. Merci Philippe.
Merci Cécile. Le sol qui se dérobe, tant de manières de l’aborder, la chute, le vertige, la perte de connaissance… Ce qui nous échappe nous définit autant que ce qui nous attire.
Moi aussi, complètement embarqué dans ta deuxième partie. Un décalage finement décrit et intensément vécu. Déstabilisant. Ou plutôt déséquilibrant.
Merci beaucoup Jean-luc. Tout l’intérêt de cet atelier, c’est de creuser plusieurs de ces états du corps et de l’esprit qui nous sont tous communs, mais que nous envisageons et traversons chacun à notre manière.