Dans un coin de la Kotta, coincé entre le sol de terre et un morceau de bâche plastifiée, dépasse une tranche de papier aluminium appartenant à l’emballage d’une tablette de chocolat Freia. Dehors, le temps est clair et la soirée douce. Une légère brise parcours la toundra bosselées autour du campement. Le vent pénètre dans la tente par petites vagues qui font danser les flammes du feu central et légèrement rougir les braises. Le vent tourne sur les parois de toile et passe sur la tranche de papier aluminium de la tablette de chocolats, qu’il secoue contre la bâche provoquant un petit bruit de frottement inaudible mais frénétique. Ekki, assis a l’opposé de la kota, a vu le miroitement de la feuille qui s’agite, silencieuse. Il se lève, comme attiré par un aimant et tire dessus, espérant que vienne une barre chocolatée. Lorsque celle ci apparaît, un immense sourire envahit son visage qui exprime, à la fois, un émerveillement naïf et la joie brutale du prédateur ayant saisit sa proie. Ekki adore le chocolat Freia, pour le goût mais aussi parce que le logo de cette marque, un triangle aux bords arrondis ayant la forme d’un médiator, comme celui qu’utilise son père lorsque il joue de la guitare autour des feux de camps, lui rappelle leur voyage à Oslo, rien qu’eux d’eux, l’année dernière. Ils s’étaient promenés depuis la gare jusqu’en haut de la grande avenue piétonne qui porte le nom d’un roi- son père lui avait expliqué que c’était un roi suédois de nationalité française qui régnait sur la Norvège il y a longtemps et sur sapmi aussi- En haut de cette rue, sur une petite place, ils s’étaient arrêté pour manger une glace au soleil et il y avait, au dessus de leurs têtes, cette énorme pendule publicitaire dont le cadrant était enfermé dans le logo médiator géant de la marque chocolatée et dans lequel le nom Freia, brillait en lettres rouges électriques. «ça veut dire quoi Freia?», avait il demandé. Ils avaient repris leur promenade et marchaient maintenant vers le palais royal en longeant l’avenue sur sa partie piétonne pleines d’arbres en fleurs, de parfums de printemps, de fontaines, de musiciens, de jongleurs et d’une foule de gens comme il n’en avait encore jamais vu. «Je ne suis pas sur -avait répondu son père- mais les vikings avaient une déesse qui s’appelait Freya, avec un y. C’était la déesse des sentiments, celle qui veillait sur l’amour des parents pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, sur l’amitié aussi, sur tous les liens qui réchauffent le cœur des humains. Alors, vu que le chocolat, c’est bon, ça rassure et c’est doux, je me dis que peut être ils ont choisi ce nom pour cette marque en pensant à cette déesse. Parce que ce serait pas la première fois que les norvégiens font ça, tu sais. Ils adorent leurs vikings et sont pas peu fier d’être leurs descendants.» Alors, il avait raconté que les norvégiens avaient une marque de ciment qui s’appelait Heimdal, comme le dieu qui garde le pont Bifrost du haut de sa tour. «Peut être que la tour était construite en ciment?» Ekki avait éclaté de rire. Son père avait poursuivi en lui expliquant que ces même norvégiens exploitaient du pétrole dans la mer ( mais ça Ekki le savait, il l’avait appris à l’école) et qu’ils avaient nommé l’un de leurs champs de pétrole Frigg, comme la déesse du mariage et un autre: Troll, comme les personnages des contes, les ennemis éternels des dieux. C’était tellement rare qu’ils aient autant de temps pour parler, rien que tous les deux. D’ordinaire, son père avait toujours mille choses à faire mais là maintenant, il ne parlait que pour lui et ils marchaient en se tenant la main. Ekki était tellement fier et heureux. «Et tu te souviens de la déesse Idunn qui garde le pommier magique et distribue chaque jour, à chacun des dieux, le nombre exact de pommes dont il a besoin pour ne pas vieillir?Et bien, aujourd’hui, elle fabrique de la confiture!» Ekki se souvint du placard de la cuisine à Kautokeino, dans lequel sa mère range les aliments. Il n’y avait jamais prêté attention mais maintenant, ça lui revenait. Il y avait bien écrit Idunn, sur les pots de confitures. Tandis que son père racontait, il voyait surgir sous ses yeux les images des récits qui peuplaient son monde d’enfant et c’était une sensation incroyable de se rendre compte que ce monde avait une résonance dans celui des grands. Ainsi, ce n’était pas «juste des histoires pour les enfants». Il s’en sentait changé, comme si son enfance avait d’un coup grandi pour rejoindre le format des adultes mais en conservant ses composantes structurelles magiques. Une révélation. Celle que les trolls, les dieux, les géants existent aussi dans la vrai vie! Oui, ce voyage à Oslo avait été magique, extraordinaire, fantastique et, durant ces quelques jours, son papa fut le dieu des dieux. Avec lui, ils s’était même envolés dans le ciel! Les gens disaient d’un ton banal qu’ils allaient «prendre l’avion» mais non, c’était bien plus que ça lui avait chuchoté son père à l’oreille: On va, toi et moi, s’envoler dans le ciel! Et ils y étaient allé! En plein dans puis au dessus des nuages. Ces nuages qu’Ekki regardait souvent d’en bas, depuis la terre, depuis le jardin de la maison à Kautokeino ou depuis la terre bosselée des campements pendant la transhumance. Toutes ces formes qui ressemblaient à des animaux ou des monstres ou des arbres géants, flottant lentement à des hauteurs vertigineuses dans le ciel et se transformant imperceptiblement, pour d’un instant à l’autre se métamorphoser, se trouvaient maintenant à portée de sa main, il n’y avait que l’épaisseur d’un hublot pour l’en séparer. Ekki avait plongé pour rire sa tête dans une fontaine. Il faisait très chaud. Ils étaient maintenant arrivés devant le palais royal et en se retournant, ils voyaient toute la perspective Karl Johann avec, surplombant le parlement, la grande enseigne publicitaire Freia et dessous, la petite place où ils avaient mangé une glace. Cette glace, sur cette place, avec son père avait été un moment parfait, un instant idéal dans lequel s’était, plus tard, sédimenté toute l’expérience de ce voyage, inscrits tous les souvenirs de cette journée. Et flottait, au dessus d’eux, comme le pavillon d’un navire enchanté, la pendule Freia au goût d’éternité. Voila pourquoi il aime tant ce chocolat précis. Il revient silencieusement à sa place, en essayant de ne déranger personne et en espérant que personne ne remarque le larcin qu’il teint dans sa main, se rassoit sur sa buche et, discrètement, dévore par petites bouchées la délicieuse barre chocolatée, tandis qu’autour, on continue de discuter de la façon dont il faudra s’organiser, demain, pour déplacer le campement plus près du troupeau.
Codicille : J’ai d’abord puisé dans ma sentimenthèque une dizaine de syntagmes que j’ai reliés à des éléments de phrases des textes précédents. Puis, je me suis plongé durant plusieurs jours dans la lecture du jardin des plantes de Claude Simon, une véritable découverte, aussi puissante pour moi que celle de Carver et Woolf. Enfin, dimanche, dernière des dernières dead line, j’ai choisi l’un de mes syntagmes reliés au texte et me suis lancé dans le flow qu’elle inspirait. Il s’agissait de « L’émerveillement de l’enfant » faisant loupe sur « Une succession infinie de mondes ». J’ai ensuite taché de rendre le texte le plus lisible possible et voila qu’à 16h31, je mets en ligne ma proposition No 5, quelques heures après que soit arrivée dans ma boite mail, la consigne de la proposition No6.
et je viens de sortir de mon néant juste à temps pour savourer (vais dire au papier d’aluminium de la tablette dans le tiroir de la cuisine qu’elle enveloppe du chocolat pour trolls)
une belle surprise que la lecture de votre texte
Superbe texte! Et merci beaucoup pour le codicile très éclairant! La magie s’est déplacée mais est bien présente via le prisme de l’enfance.
Idunn, that’s the goddess I needed. Merci Laurent pour cette belle brochette divine et l’interpénétration des mondes, qui m’est chère à moi aussi.