C’est ça, exactement. Depuis 3 jours que je tourne autour du pot Ryoko, franchement ça me glace ces histoires de tables, de recettes, de Duras, de préparations, j’ai les nerfs à vif à l’idée de faire revenir des rituels, j’ai envie de ratatouiller mon tablier, rien à boucaner du Tofu tête de dragon, et puis c’est quoi se confier aux mots à distance, zoomer pour laisser venir le corps ? Aucune distance, détestation générale de tout les souvenirs de préparations, d’équeutage, de poulet éviscéré, de béchamel, de table, de corps familial. Je le ficelle, le corps familial, ses transmissions, ses livres de génération en génération. Je l’enfourne à feu doux et je le fais mijoter en cocotte couverte pendant tout l’été. Jamais pu m’intéresser à tout ces trucs. Avec la nourriture, je n’émulsionne pourtant pas, plutôt buffet froid comme rapport, genre rester Freudien avec Lacan, free gluten, curiosité glacée, pas aventurière, je saupoudre, sans stérilisation par contre, j’ai horreur des conserves. Bref, les papilles extrasensibles et l’exhaustivité d’une Ryoko me laisse comme devant une grotte qu’il faudrait descendre en rappel. Non merci, je préfère passer mon tour, ça ne me dit rien qui vaille. Bien sûr, je fais ce qu’il faut pour m’alimenter, aucune pathologie de ce côté-là, bien que je n’aime pas les grumeaux dans la polenta et mange si possible le moins cuit et transformé qui soit, sans viande aussi. Bon, si on m’invite, je ne ferai jamais une macédoine de devoir engloutir un steak tartare, je mangerai sans un mot, mais je mangerai. Non, c’est entrer dans un supermarché qui me déprime, et durablement. La mort partout, à tout les rayons, la mort surgelée, la mort rayon boucherie-charcuterie-poissonnerie-plats cuisinés, la mort épicerie, la mort bio c’est bon, la mort des paysans, la désolation des terres agricoles, le désert qui gagne. Derrière toutes les formes et les couleurs du centre commercial, je ne vois que la mort, les caisses enregistreuses, les gens qui font la gueule, les promos trois shampoings pour le prix de deux, tout ça pue le suicide collectif ! Idem quand je passe devant une Fnac ou un Darty, la mort est en vente partout.
Pourtant, si je suis honnête, et maintenant que j’ai vomi mon goûter jusqu’à la bile, je dois reconnaître que j’ai connu un plaisir de cuisine dans mon enfance. Unique, mais très vif. Une joie culottée dans ce cul de basse fosse. Un jour d’été sûrement, si j’analyse rétrospectivement les ingrédients à disposition : carottes rappées, tomates, oeufs durs, radis, concombre, persil, salade, olives. J’ai dix ans, peut-être moins, pas plus, et je demande si je peux faire quelque chose avec les crudités. Quoi, faire quoi ? Laisse-moi, tu verras, c’est une surprise, un plat déguisé. Regard pincé de la cuisinière qui n’aime pas qu’on traîne dans ses pattes au moment de préparer le repas, mais enfin pour une fois, allez pourquoi pas. C’est donc mon jour carte blanche. Il y a là du rouge, du rose, deux sortes de vert, du jaune, du blanc, du noir et je peux tout faire, on m’autorise. Aucune cuisson, pas de préparation, je fais de petites entailles, je brode, compose, fignole, souligne à l’olive, estompe au persil. C’est une tête, un masque, un dessin d’enfant, de l’art brut odorant. La puissance ressentie est vertigineuse. Créer, partager, manger, c’est certainement ce qu’on appelle cuisiner. Je ne sais pas, en tout cas, c’est mon unique souvenir de cuisine. Il est précieux. Impossible d’en faire recette. Sans lui, sans cette expérience, se laisser faire, ce plat déguisé, où serait la langue maternelle, où serait le corps ? Je me pose la question.
Codicille :* Nouveau titre qui vient remplacer le premier — La cuisine, ça m'débecte ! — écrit avant de connaître le contenu du texte. François fait la remarque suivante : " J'aurais choisi un titre avec le mot «mort» dedans, pour qu'on y percute encore plus dans ses occurrences ensuite !" Est-ce ça percute davantage ? Aucun doute, merci FB !
Bravo ! Très beau « détournement »… et quelle chute ! 😉
Merci Ysa-Lou 🙂
Ton texte me parle beaucoup!
J’en suis ravie 🙂
On ne sait pas quelle est la part de fiction mais cette nausée de la tambouille est tellement juste. Chacun peut y retrouver sa petite horreur du monde maîtrisée par la langue
Merci pour ta lecture et ton commentaire, Christian.
Bravo, très inspirant.
Heureuse que ma rage t’inspire. 🙂
Un cri qui remue dans l’intimité de chacun. Merci.
Merci Martine.
Pour toute la partie du texte qui est à vif, et ce souvenir d’enfance à la fin… Merci Isabelle.
Merci à toi, Michael.
du titre au point final, je vous suis, tout est dit, la vie,l a mort , les bestiole, et le jeu interdit… J’apprécie tout particulièrement les sensations au détour des situations et circonstances. Rien ne vous laisse indifférente, ni moi non plus et si c’est l’assiette qu’on malmène, vous ne faites jamais la fine bouche. Bravo Isabelle.
Merci Bénédicte, beaucoup.
Oh, j’adore. Lu à toute bombe. L’ecriture y invite. Comme une bouffée d’oxygène dans #3 culinaire. Une fois qu’on a lu votre texte, on se sens libre d’aller y voir ou pas dans la cuisine familiale ou même de botter en touche. Vraiment merci. Quel beau texte, puissant comme un cri.
Comme j’aime « ficeler le corps familial » ah oui alors… et puis pas pu non plus adhérer aux doigts dans la grotte de la bouche, doigts ou nourriture, nausée, ah non pas envie…
Et d’ailleurs je viens de récolter mes tout premiers concombres, ils sont magnifiques…
Les partager avec toi, Isabelle
Hooo merci pour ton message, Françoise. J’aime le concombre comme d’autres la chantilly ! Viens juste d’arriver dans le Périgord et mon potager n’a donné que quelques petits pois. Une terre pauvre qu’il va falloir enrichir, si elle veut bien. Aventure aussi intense que l’écriture ? Je l’espère 🙂
j’aurais choisi un titre avec le mot «mort» dedans, pour qu’on y percute encore plus dans ses occurrences ensuite !
Ha ouais François, mortel !
J’ai commencé par le titre sans aucune idée de ce qui suivrait. Ça peut se modifier, j’y réfléchis…
Sans ce titre « manger la mort », je n’aurai pas lu ton texte…
Cela m’évoque une nouvelle bien mijotée de Claude Pujade-Renaud dont le titre s’est évaporé de mon esprit, à force de faire réduire la sauce. Si quelqu’un le retrouve au fond du potage, je la relirais volontiers.