Ce matin comme hier elle s’active auprès des poubelles. Elle vient d’entrer dans le local du 1, rue des pâquerettes, et tire son premier container sous le préau jusqu’au bord du trottoir, pour faciliter le travail des éboueurs, plus tard, quand ils passeront vers dix heures avec la benne à ordures. Ce n’est pas bien difficile comme tâche, mais il lui faut faire les quatre rues de la cité tout de même, les poubelles à roulettes sont lourdes de déchets chaque jour, les sacs plus ou moins bien ficelés débordent des récipients et aujourd’hui il y a du vent, des papiers s’envolent, et un gros sac jaune premier prix menace de chuter (elle le voit juché dans la poubelle sur la pile des autres ordures dans son mauvais plastic), cela l’effraie car il se peut qu’il éclate s’il tombe pendant le parcours, et si cela arrive c’est sûr qu’elle va encore pleurer de rage, qu’elle va devoir ramasser les ordures à la main, bien sûr elle a des gants mais il faudra tout de même se coltiner les boîtes de sardines à l’huile à peine entamées, les pelures d’oignons ou d’oranges, les barquettes de steaks encore tâchés de sang, les yaourts périmés, ou même, comme il lui est déjà arrivé, des couches de bébés maculées. Elle tente de prendre deux poubelles en même temps dans le local suivant, elle tire, pousse, trop lourd, rien ne bouge, elle rabat les deux couvercles qui la narguent presque à la verticale pour les ouvrir tout à fait, et empoigne un à un six sacs qu’elle pose sur le sol, elle s’en occupera après. Eh, mademoiselle ! Je peux vous aider ? Elle ne regarde pas qui la regarde, elle marche vers le trottoir à petits pas tendus en tirant sa tâche et envoie un foutez-moi la paix ! ou alors elle dit, non, non, non, non merci tout en se penchant, le sac jaune s’est échappé de la première poubelle, là-bas, et il a bien crevé en atterrissant sur le sol, merde, il faut y retourner. Non, non, non, non, aucune aide, elle n’en veut pas. Colère. Partir. Partir avec toutes ses jambes, avec la tête vide de tout l’ancien, de tout le morbide, de toute la mort qu’elle voyait dans ses yeux à lui et qui lui rappelait qu’elle n’avait aucun droit, aucun, sauf celui de disparaitre à jamais. Il fallait fuir, vite, définitivement, déchirer la toile familiale à vif, il était presque déjà trop tard. Sans savoir où aller ou presque, sans réfléchir, sans rêves, sans horizon, sans imaginer un avenir, sans que l’on en ait imaginé un pour elle, sans bagage autre que sa petite tête d’ado en pétard mal poussée-mal-partie-si naïve, il avait fallu d’urgence bouger de là, cela doit être de la sorte dans un pays en guerre, d’ailleurs elle est devenue un pays en guerre à elle toute seule depuis quelques mois. Toute seule, en guerre. Exilée dans son propre pays. Il faut fuir, encore, là, tout de suite, urgence fuir les immondices, urgence fuir, l’impasse est derrière et non pas là, devant, devant c’est juste l’inconnu, l’absolu des instants qui seront ce qu’ils seront. Les poubelles. Elle est seule. Perdue dans la cité des coquelicots avec son pantalon sale en velours frappé et son tee-shirt orange à huit heures du matin sous le blizzard de son cauchemar, elle se baisse pour ramasser les papiers, elle s’en fout d’être aidée, elle travaille, ça ne se voit pas ? Dans sa tête tout est replié, elle dort debout, ses paupières se ferment irrésistiblement et elle secoue la tête pour rester éveillée, non parce qu’elle n’a pas assez dormi, mais parce que depuis des mois elle chute, elle perd, elle ne peut plus penser. Eh, mademoiselle, je peux vous aider ? Son cerveau est sursaturé d’informations, elle est empoignée par la maladie du partir et de la perte, et la zone est dangereuse, extrêmement périlleuse. Je fous le camp ! avait-t-elle déclaré avec désinvolture, avec rage, il y a quelques mois, dans un autre temps, un autre univers. Je me casse ! Pour aller où ? Quelle importance. L’important était alors le mouvement, pas celui de choisir quelle serait sa vie, son métier, son lieu d’habitation, ses amis, ses amours. L’important était de tout embrasser, de déménager quinze fois d’appart ou de ville si elle le voulait, de rencontrer cinquante garçons, de vivre, quoi, plus heureuse, forcément, et ce droit passait d’abord par un déshabillage complet des heures toutes semblables -à l’infini- de la pension St Do avec ses chocolats à l’eau et ses épinards infects, par un déshabillage complet des haleines familiales putrides, par un assassinat de tous les repères, par le meurtre du passé. – Il serait temps, ensuite, de considérer le cadavre, ou, plus sûrement de l’oublier à jamais, même si certains cadavres vivent encore longtemps après leur décomposition pour emmerder les autres, parfois toute une vie. Partir et refermer hermétiquement la boîte de l’existence d’avant, en emportant son ours en peluche et quelques fringues. Elle en est déjà à son dixième job en quelques mois, le dernier s’était mal passé comme tous les autres, mais pas pour les mêmes raisons, il y avait eu ce… cet… incident… Un jour elle avait eu un malaise, alors elle avait voulu se rendre aux toilettes pour se passer de l’eau sur le visage avant de revenir à son poste de manutentionnaire et elle était venue en demander à son patron la permission, mais, alors qu’elle se trouvait face à lui, au milieu de l’atelier, elle avait eu à peine le temps d’ouvrir la bouche, elle avait ânonné un je ne me… Je ne… et elle avait vomi, là, devant lui, à ses pieds, son déjeuner. Elle avait voulu s’excuser mais il l’avait regardé d’abord avec incrédulité, puis avec dégoût et fureur, et il n’avait pas supporté les ricanements des ouvrières dans son dos, humilier, elle avait voulu l’humilier, elle le lisait dans ses yeux, mais non, personne n’avait jamais fait ça, vomir sur les pieds de son patron avec l’intention de nuire, ce n’était pas son genre du tout, comment aurait-elle pu ajuster le tir, choisir le moment avec autant de précision, elle n’avait tout simplement pas supporté de se retrouver enfermée dans cette usine, avec comme consigne de décoller à la palette un à un les biscuits pour soldats qui sortaient brûlants de la chaine de production sur un tapis qui ne s’arrêtait jamais, c’était un boulot odorant et infernal, virée, mais pourquoi ? Parce qu’elle était malade ? Il ne pouvait pas savoir qu’elle s’était amusée la veille avec sa voisine à envoyer valdinguer de toutes ses forces deux ou trois de ces gâteaux sur le mur pour prouver qu’ils devaient être immangeables pendant son absence, d’ailleurs ils ne s’étaient même pas brisés tant ils étaient durs, tout le monde avait ri mais l’avait aussi regardé de travers, quelle drôle de fille ingérable et bizarre, dans ce hangar il y avait des femmes qui approchaient de la retraite et qui étaient entrées dans cette usine à dix-sept ans, elles ne parlaient que du patron, de la famille du patron, de la femme du patron avec ses brillants aux oreilles et son caniche nain, elles ne parlaient que des biscuits et de leurs boîtes, des boîtes à biscuits sur lesquelles certaines d’entre les employées passaient leurs journées à coller des étiquettes, elles s’emmerdaient à mort et elle en avait eu le tournis tant et tant qu’elle s’était demandé si c’était ça la vie ? Si c’était ça, elle n’en voulait pas. Elle en avait eu le tournis, et l’angoisse, forte, âcre, était montée, elle s’était sentie prise au piège d’une autre prison et alors elle avait eu besoin d’aller aux toilettes mais elle n’avait pas eu le temps de s’y rendre et elle avait vomi devant le chef comme on envoie une lettre de démission, c’était un désastre. Le patron lui avait signifié, là, après avoir regardé ses chaussures maculées, que oui, elle était bien virée et l’avait brutalement renvoyé chercher ses affaires d’autant qu’il avait déjà dû intervenir deux jours avant pour la rappeler à l’ordre : pendant l’une de ses absences elle avait échangé son poste avec l’une des ouvrières sans en référer à quiconque tant elle s’ennuyait au tapis, la copine avait dit oui, avec plaisir, mais lui avait craché, en colère, dès qu’il l’avait constaté qu’ elle n’avait pas le droit de demander quoi que ce soit à qui que ce soit ici à part au chef, cela ne se fait pas mademoiselle. Elle s’était défendue en prétextant que ça n’avait rien de grave, mais ça l’était, et à présent, ce boulot-là, celui qui lui tire sur les muscles et lui fait ramasser les ordures dans cette banlieue pauvre de Montpellier, elle le décide à l’instant, elle le quittera aussi dès demain, le prochain elle s’en fout, elle saura en retrouver un, elle veut qu’on la laisse tranquille, elle ne veut plus qu’on lui donne des ordres, ni manier la saleté, elle veut juste vivre. Mais vivre ? L’avenir s’annonce difficile et les souvenirs n’amènent qu’à des sanglots irrépressibles, des souvenirs comme des scènes de cinéma qui font pleurer, aussi intenses, aussi tragiques, alors une sorte de petit clapet a dû se fermer hermétiquement quelque part dans son cerveau pour l’épargner un peu, mais ils la laissent groggy. Tout le temps elle pique du nez et ses paupières se ferment, et pourtant c’est un ouragan qu’elle porte en elle, qui la possède et qui ne lui demande pas son avis : il lui fait faire n’importe quoi, dans n’importe quelle direction, avec n’importe qui, tout juste si elle sait qu’elle doit gagner sa vie. Gagner sa vie. Gagner sa vie. Comment gagne-t-on une vie ? Demain, non, aujourd’hui même, dans deux heures, après son boulot, elle ira voir le patron pour qu’il la paie, et elle l’oubliera comme le reste, demain elle fera les petites annonces ou pas, demain sera demain, quelle importance ? Demain elle sera libre à nouveau avec toutes ses heures inutiles.