D’où vient qu’on adorait « aller chercher l’lait les enfants ! ». Inépuisable frisson. Dure encore. Nous marchions, bourrés d’énergie, le long de la Grande-rue empruntée par les vaches, les quelques poignés d’humains riverains, paysans, habitants, de rares automobiles, nous, depuis la maison du bout faisant fièrement front à tous arrivants − et après, rien : la route devenait sentier menant à la Cure et aux champs − jusqu’à la maison de la fermière. Deux gamins pas encore monades, nulle séparation entre nous et le monde, entre le plaisir d’y être et nos moi inconnus. Au rythme de nos pas se balançaient les pots à lait de fer blanc. Le jour tombait, les vaches étaient rentrées et le soleil bas illuminait les gravillons sous nos pieds. La maison de la fermière était l’une des dernières de la Grande et unique rue du village, avant la nationale conduisant vers le sud. Par quel mystère oublié n’avions-nous pas à frapper à la porte laquelle était dans mon souvenir toujours ouverte ? Pour laisser entrer les poules ? Nos yeux, des caméras immensément curieuses d’un monde prêt à disparaître pour toujours sans que nous le sachions, caméras organiques que nous braquions en plongées et contre-plongées à l’intérieur de la grande pièce sur le pas de laquelle nous restions, dans une délicieuse sidération que nous cachions sous des dehors intimidés. Noir était noire, la grande pièce dont nous cherchions à percer les mystères et dont quelques éléments principaux, plus frappants que d’autres, retenaient notre attention comme l’atmosphère qui s’en dégageait notre souffle, nous empêchant d’aller voir plus loin. C’est la fille de la fermière qui s’emparait le plus souvent de nos deux pots pour nous les remplir, une jeune fille morte avant la maturité me dis-je en laissant flotter ces souvenirs imprécis, au son d’une sonate de Schubert, pour Arpeggione et piano, puis celle de la jeune fille et la mort, la dissonante, comme cette frontière que nous n’aurions franchie pour rien au monde et qui nous remplissait pourtant d’un plaisir indicible, celui d’aventuriers liant quelque pacte secret avec des tribus amies, sur des territoires étrangers. Et tandis que mon frère levait la tête vers les papiers tue-mouches collés partout au plafond, entre les poutres noires, je restais en une sorte de transe à respirer les odeurs de lait chaud bouillant dans les grosses casseroles cuivrées occupant toute la surface de deux cuisinières à bois, deux je ne sais plus, au milieu du cliquetis des anti-monte lait, saisie par la magie qui s’opérait entre l’épaisseur blanche du liquide crû et le noir des lieux. Parfois, avec des gestes précis qui me semblaient sortis de quelques imageries de livres de contes, la fille de la fermière remuait les bûches en ouvrant les portes en dessous donnant accès à une antichambre des enfers, ou bien par dessus, après avoir soulevé prestement les ronds sur lesquels reposaient les récipients, à l’aide d’un crochet de fer qui jurait avec sa jeune apparence.
Les poules, allaient et venaient paisiblement dans cet univers, et le reste de la pièce baignait dans une obscurité telle que je ne sais plus rien de la disposition des meubles, de l’emplacement de portes d’accès à la suite de la maison et à la cour arrière.
Cinquante sept ans plus tard je réfléchis. Où est-elle cette enfant qui découvre l’œuvre de la vie au noir qui ne met pas plus pas moins en danger que la lumière rassurante. Qu’en reste-t-il à part le regard sur et dans une maison plus qu’à demi oubliée, sinon la sensation d’ouverture insensée sur un monde ignoré existant pourtant et la perception trouble d’incroyables différences et de promiscuités variées dans un monde multiple. Et des frissons me recouvraient alors de frôlements de passions humaines qui se lisaient dans tous les interstices et taisaient leurs promesses. Chaque mur, chaque maison, absorbant la substance de ses habitants et ruisselant d’un ruissellement invisible mais que la petite fille pouvait imaginer facilement. Il faut dire qu’elle était la fille d’une femme portant en elle le symbole de la chouette, au savoir instinctif qui ne dit pas son nom.
Texte magnifique, le récit pourtant terriblement concret prend la dimension d’un conte. Magique !
ben ça alors, une lectrice ! Et quel compliment! Vrai que le réel de l’enfance résonne parfois en soi comme conte. Merci Muriel.
Très beau texte qui bruisse d’histoires en demi-teintes embusquées entre le noir et le blanc. Merci.
Merci à vous Déneb de l’avoir lu et apprécié, ça fait un plaisir inattendu.
Merci pour ce beau texte qui résonne fort en moi, tant il me semble que c’est de mon enfance dont ça parle.
Merci Vincent. J’ai profité de l’interstice pour me laisser aller à une écriture inhabituelle, je dois dire … Je suis contente si ce souvenir fort d’enfance vous parle.