Un long moment elle a parcouru les endroits de sa vie récente à la recherche d’un événement cyclique, d’une circonstance, d’une simple scène qu’elle aurait observée ou à laquelle elle aurait participé et qui se serait répétée suffisamment de fois pour être saisie en écriture et restituer une sensation de temps écoulé, mais elle n’a pas trouvé. Depuis qu’elle vit par ses propres moyens, elle s’est appliquée à échapper aux traditions et aux obligations familiales. Pas de vacances dans la même maison à la mer ou à la campagne — pas de vacances du tout —, pas de lieux fétiches, pas tellement d’habitudes. Une nouvelle fois elle s’oriente vers l’enfance alors que les parents dictaient la marche à suivre et décidaient de la tournure des choses. Et dans ce monde où ils étaient tous nés, dans ce pays qui était le leur, les fêtes chrétiennes s’imposaient pareilles à des bornes immémoriales, précieuses car constituant la partition du temps et concourant à l’organisation de la société rurale, occasions d’inviter la famille, d’assister ensemble aux cérémonies et de partager un repas. Mais elle n’avait jamais aimé les messes, les banquets et tout ça. Une réaction envers sa mère qui elle au contraire se réjouissait de ces rassemblements, les entourait en rouge sur le calendrier et veillait à leur réussite. Ne lui restait plus qu’à se carrer dans sa solitude, garder ses distances tout en se demandant pourquoi il fallait être dérangé par autant de monde à la fois, faire semblant d’être content, bien se tenir quoi. Et de cet événement qui survenait au cœur d’avril et qui chamboulait les rythmes domestiques, elle se souvient à priori de peu de chose.
Elle se souvient du temps, généralement beau. Les jardins renaissaient. Les arbres fleurissaient. Oiseaux. Premiers papillons. Lumière en abondance, ce qui changeait les perceptions et la respiration.
Elle se souvient des corps abandonnant les vêtements d’hiver — un événement en soi. Du sombre on passait au clair, une mutation prévue de longue date, la mère confectionnant de nouvelles robes ou rafraîchissant celles de l’année précédente en ajoutant un col brodé ou un galon. De même pour les chapeaux sortis du dessus de l’armoire, en un tour de main parés d’un ruban en organdi ou d’un petit bouquet de fleurs sèches. L’occasion aussi d’acheter de nouvelles chaussures dans la mesure de l’argent disponible. À bien considérer les choses, l’événement commençait donc dans l’avant-printemps quand la mère installait son atelier de couture et œuvrait à leurs tenues pascales, puis s’échelonnait en petites séquences — difficiles de les lister toutes — jusqu’au grand Jour. Car, avant de profiter des vêtements neufs, il fallait accepter les privations du Carême et assister aux différentes étapes de la passion du Christ.
Elle se souvient du vendredi saint. Elle et sa mère descendaient à l’église du bourg — était-ce donc une histoire de femmes qui se jouait là, capacité à la compassion et compréhension de la douleur faisant partie de leurs savoirs innés. En tout cas chaque année l’homme martyr portait son fardeau et toute la peine du monde ce vendredi-là à travers une foule de gens excités et haineux et c’était infiniment douloureux de revivre sa terrible agonie au long des quatorze panneaux en bois peint accrochés aux murs de l’église qui racontaient toute l’histoire. L’assemblée des dévots suivait des yeux la petite procession qui déambulait en habits de circonstance et psalmodiait à chaque station. Le rite était puissant, les tableaux expressifs, les actes cruels. Et elle, l’enfant, retenait son souffle quand le supplicié tombait, quand les clous s’enfonçaient dans ses mains, quand l’éponge vinaigrée s’approchait de sa bouche. Chaque détail venait lui trouer le ventre. Au terme de quoi, Jésus sur la croix dressée mourait. Le dimanche, la pierre du tombeau avait roulé sur le côté et le corps avait disparu. Et sans doute était-ce la succession des vendredis saints et des dimanches de Pâques, alternance de souffrance et de lumière, qui lui avait parlé très tôt de la blancheur. Blancheur des robes, des fleurs de fruitier, des nuages au ciel. Blancheur du corps nu supplicié, du linge tendu par Véronique, du suaire. Blancheur de la résurrection. Ou alors était-ce quelque chose qui lui était apparu lentement au fil des séquences inlassablement répétés comme on s’aperçoit que la saison change, comme on comprend après une bonne moitié de vie qu’imperceptiblement le monde autour de soi n’est plus tout à fait le même que la veille. La blancheur avait pris beaucoup d’importance. Elle était joie après la douleur, indice de métamorphose, preuve que le temps glissait en dehors de la conscience humaine et qu’il n’y avait pas d’hier ni de demain, seulement le présent qui passait, nous entrait avec rage dans la chair, nous percutait, nous changeait autant que le décor ou le paysage.
Elle se souvient du moment où la famille débarquait en voiture le dimanche par le chemin derrière la maison, tous endimanchés, heureux des retrouvailles, s’empressant d’oublier la résurrection du sauveur pour passer à l’apéritif et profiter du festin avec plats de poisson et de viande. Il y avait alors un épisode crucial, l’instant beurre blanc, domaine dans lequel la mère avait sa réputation à défendre. Si malheureusement elle était dans ses lunes, une tante prenait le relais par crainte que la sauce tourne. Étrange croyance populaire qui allait s’inscrire dans son subconscient tel un lien établi entre le sang de femme et la sauce au beurre capable de lui donner la nausée.
Elle se souvient aussi des regards appuyés de quelques hommes sur ses jambes découvertes et le tissu blanc de la robe tendu par la pointe de ses seins naissants.
pour « pas d’événement cyclique » une continuité élégante et fluide de souvenirs tellement vivaces que je crois y être, en faire partie. Cruauté et refus et candeur. Toute une vie.
vous répondre, Louise, et vous remercier pour votre regard
j’avais peur d’avoir épuisé les événements du genre dans des textes précédents et j’étais en peine… alors j’ai pris le train pour voir… et des choses sont sorties
Toute une vie, et tant de méandres !
des méandres qui reviennent sur les pas antérieurs et comme toujours ce n’est jamais même
Tout à fait vrai ! jamais la même chose… des révélations supplémentaires à creuser un peu plus, petites mais essentielles sans doute…
Merci Brigitte
Le pagne blanc immaculé signe de la résurrection qui suivra.
Métamorphose de l’enfance vers l’adolescence, comme initiée par les processions, image de la dramaturgie d’une vie ! Amour-haine bien mêlés.
Merci pour ce regard, Huguette, à la fois attentionné et pertinent. Merci pour toute cette bienveillance…
(ça me touche)
Je n’ai pas du tout songé à cette métamorphose en écrivant, mais à se pencher vers l’enfance, on aperçoit forcément des indices de bouleversement à cet âge si décisif qui nous pousse vers le futur…
oh oui, si justement exprimé
C’est très bien décrit.Et j’aime beaucoup le fait d’arriver sur la blancheur, et surtout, de finir sur les découvertes d’une adolescente, à peine évoquée.
Merci à vous, Simone, d’apporter votre regard qui vient souligner le vrai sujet du texte.
Bien sûr, je ne l’avais pas envisagé du tout au commencement, voulant évoquer un épisode répétitif de l’enfance. Les choses profondes se révèlent toujours de façon inattendue, nous surprennent… grâce à l’écriture.
A bientôt de vous lire…
La blancheur (et le rouge). « Chaque détail venait lui trouer le ventre « . Chaque détail de ce chemin de croix et de soi est saisissant. Beau. Âpre.
Merci pour votre écho, Nathalie
nous nous suivons et nous épaulons souvent… si important !
Je me sens en phase avec votre texte, je tombe sur votre blancheur, alors que je viens de publier le mien « carême ». Un vécu qui ressemble assez au vôtre, sauf que j’ai dû inconsciemment éliminer toute la dureté de ces rites immuables. J’admire votre restitution,vos choix assumés, et l’assemblage entre les moments religieux, durs, et les moments festifs familiaux qui sont souvent des moments de joie…Merci.
Merci à vous Monika, et très heureuse de vous lire, de vous retrouver en cet endroit-là de l’atelier, de l’aventure…
Puiser dans ce que nous sommes, fouiller les émotions jusqu’à en supposer l’origine. C’est tout ce que nous avons…
(et je découvre aussi avec plaisir que vous vivez pas bien loin de chez moi… Lozère / Sud Cévennes, des pays tout voisins…)