Il faut soigner le mal par le mal. Le père tend le verre au fils qui grimace. Soit. Le fils trempe les lèvres dans le vin blanc. Il a mal à la tête. Chaque année, il a mal à la tête mais il sait que ça va passer. C’est la bénichon, c’est comme ça, on commence par avoir mal à la tête et on finit par avoir mal au foie. L’oncle à moustaches, la tante Christiane et le cousin Hugo déjà sont arrivés, il faut faire la tournée des bises, une deux trois on se cogne les lunettes qu’on aurait dû enlever. Mais voilà qu’on commence à manger – on n’en finira pas, comme boire – et la petite sœur est chargée de présenter à chacun les tartines de moutarde de bénichon sur la cuchaule, avec beurre pour les moins enclins au cholestérol. Il faudrait maintenant décrire le goût de la moutarde de bénichon et ce qui la compose, parce qu’il s’agit certes de moutarde mais n’allez pas imaginer de la moutarde de Dijon parce que la moutarde de bénichon ça pique et ça caresse, ça sent la cannelle et le vin cuit, ça se mange quand on veut, au petit déjeuner à l’apéro au dessert au café noir, la moutarde de bénichon ça aide pour faire passer le verre de vin blanc quand le père a déjà ouvert la deuxième bouteille et qu’il verse encore une golée à chacun et bien sûr, puisque c’est la bénichon, il est interdit de refuser, à la bénichon on ne se refuse rien et les discussion déjà vont bon train, il est question de tout et de rien, de celui-ci et de celle-là qu’est-ce qu’elle devient, de celui qu’on a retrouvé mort dans la rivière parce qu’il avait glissé en rentrant du bistrot, ce sont de vieilles histoires qu’on raconte à la bénichon, des histoires de curés et de fanfare, des histoires de meuniers et de terrains agricoles et déjà un troisième verre se remplit et on a oublié qu’on avait mal au crâne et on écoute l’oncle à moustaches qui a la solution pour tout : moi les réfugiés, je règle le problème en moins de deux, tu leur donnes une pelle et une brouette et tu leur fais déplacer le Moléson de dix kilomètres, ça les occupe, même chose pour les chômeurs, c’est pas bien compliqué.
À chaque fois qu’on veut se lever, on se cogne la tête au lustre, alors on reste assis et on mange. La grand-mère tournicote, les plats s’entassent sur la table, dans l’assiette, dans l’estomac, soupe aux choux, jambon – les femmes commentent, il est un peu salé cette année, la veille il était dans une seille près du bassin, on aurait dû l’y laisser plus longtemps – pommes de terre, choux, saucisson, langue de bœuf fumée – la petite est toute folle de manger de la langue de vache – puis les fanfioules – quand la grand-mère a dit le mot pour la première fois on en a ri tout l’après-midi à cause du Chianti de l’oncle à moustaches – et la purée et le gigot d’agneau et la petite boire à botzi – le petit en veut cinquante, de poires à botzi, on lui en donne deux – et on commence à raconter le pont de danse à l’époque de Fernand aux Arbognes, spécialité truite au bleu – pourquoi elles sont pas droites tes truites, patron ? parce qu’elles ont été pêchées dans un tournant – et on parle aussi de l’Indien à Cousset et de la baleine au milieu du village – c’était quand, dans les années soixante peut-être, on disait rue Jonas, derrière les usines, devant chez Mollard – et il y a aussi eu le coup de la chèvre qu’on avait enfermée dans la voiture avec Béjard ou Fano on sait plus trop qui, on commence à tout mélanger, l’oncle à moustaches a débouché la deuxième fiasque de Chianti, une de celles avec de la paille autour de la boutelle, et voilà qu’arrivent les meringues, la crème double, les raisins qui poussent dans le cerisier et avec le café les cuquettes, les pains d’anis, les beignets faits sur le genou, les bricelets et les croquets mais le café est un peu chaud, dit le père, et voilà la pomme, le calva maison, la williamine, le coing, le pruneau, la mirabelle, l’abricotine, la damassine, qu’est-ce que tu prends ?
Un banc devant la barrière du jardin chez Magnin des piscines, le président au milieu, le parrain et la marraine de chaque côté, voilà, les deux avec une cravate vous vous mettez accroupis, comme ça c’est bien, derrière on met ceux qui ont juste une chemise et ceux en baskets, voilà parfait, le drapeau par-dessus, ça marche, le sapin n’est pas droit mais les roses en papier ont tenu, ça devrait aller, on regarde bien devant – la fille en blanc derrière t’es avec nous ? et le petit avec la chemise bleue vous foutez quoi ? – il faut sourire et dire cheese, c’est difficile vu hier soir, ça se voit dans les yeux des plus fêtards, on en fait une plus détendue, faites des grimaces, tendez les bras, tirez la langue, je sais pas moi, les plus hardis en profitent pour mettre la main au cul des filles qui ne disent rien parce qu’elles veulent faire bonne façon sur la photo mais une fois que c’est fini on se fait engueuler – c’est pas parce que hier soir tu te crois où si jamais tu recommences – alors les types se calment, ils desserrent leur cravate et on descend du banc parce que c’est pas moment de rigoler, vient de dire le président, on a du boulot.
Le drapeau est planté dans le plafond. Les couples sont montés sur scène. Ils essaient de se souvenir des pas qu’on avait appris dans le laboratoire de la boulangerie Oberson, on avait dit une marche parce que c’est plus facile, il faut compter un deux un deux et c’est tout mais Lothar a compris une valse alors on essaie un deux trois un deux trois, les plus jeunes piétinent, ils jouent à pile-pieds avec leur partenaire, ceux qui ont des moches en profitent pour se venger, ceux qui ont des jolies redoublent de concentration, Lothar demande si un tango ça irait et tout le monde fait non et de toute façon c’est l’heure du discours du président qui a sorti un papier de sa poche et qui lit et qui dit que la jeunesse c’est l’avenir mais que la bénichon c’est la tradition et merci à tous et je laisse la parole au parrain pour le baptême du tonneau, merci Ludo, alors mon premier, mon second, vous avez trouvé ? monsieur au fond ? Bravo, maintenant les enfants, vous pouvez monter sur scène pour recevoir un petit cadeau, et Lothar, qui s’accroche à son synthé comme à un tintébin, pèse sur des boutons et voilà Célimène, non Lothar, La danse des canards, voilà, tournez c’est la fête bras dessus dessous comme des girouettes c’est super chouette c’est extra fou.
La quarantième bouteille de clairette est offerte. Ça fait trois heures qu’on est assis au fond de la cave. Des fois on se lève pour gueuler des chansons du CD compil cave 4 qui tourne en boucle – Alphonse Brown, la culture de la betterave – mais on fume des cigarillos Villiger à bout jaune alors on gueule avec une voix de plus en plus rauque et ça se marie mal avec la clairette alors on commande un mètre de bière, il faut se faufiler jusqu’au bar – je suis sorti avec Marcel, il est sorti avec Marcel – au milieu des ventres et des bras qui gigotent – alors un mètre de bière trois cocas deux thés froids une bouteille de clairette, le jeune derrière le bar a de la peine à compter – et encore un hotdog moutarde – attendez ça fait attendez vous avez dit combien de cocas – et on lui raconte qu’à l’époque à la cave il y avait des plateaux sur le bar et que les gens mettaient ce qu’ils voulaient alors tu peux garder la monnaie – pour le hotdog il faut attendre – alors mettez-moi une planchette – et on lui raconte la fois où on avait commandé quarante kilos de saucissons secs au lieu de quarante saucissons tout court et aussi la fois où on se balançait les tommes à la figure mais le jeune de l’autre côté est débordé, ça fait longtemps qu’il t’écoute plus – j’ai la quéquette qui colle, dansons sur le pont d’Avignon – alors il faut se refaufiler entre les ventres et les bras qui gigotent et tu renverses des bières mais de toute façon on n’en aurait pas bu la moitié et déjà on pense à se lever pour aller boire une Suze au bar parce que la clairette ça doillatze et la bière ça te fait aller pisser toutes les cinq minutes, d’ailleurs il faut que et te revoilà à te faufiler encore et salut salut je reviens tout de suite et le seul moment de calme c’est celui où tu pisses près de la barrière où on attachait les chevaux, c’est aussi le seul moment où tu peux avoir un semblant de conversation mais il faut y retourner et tu vois des couples qui se bécotent dans tous les coins et ce ne sont pas les couples officiels qui s’étaient formés la veille mais tu dis rien tu veux pas d’ennui d’ailleurs celle qui t’intéresse est encore à la cave et tu ferais mieux de reprendre ta place à côté d’elle avant qu’un autre plus débrouille que toi te la pique mais quand tu entres c’est déjà trop tard elle roule des pelles à un imbécile et tu te rassieds à la table avec les autres – Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi au pays des merveilles – et tu bois ta coupe de clairette cul sec et tu te dis que celle fille-là aussi pourquoi pas mais voilà Bertrand qui te dit tu viens c’est l’heure et tu te retrouves debout sur le bar à chanter Je te prendrai nue dans la Cinca 1000 en fusillant du regard le salaud qui t’a piqué l’amour de ta vie.
(la suite sur mon blog où il est question du lundi de bénichon)
Frénétiquement drôle. C’est super. Ca donne le tournis mais sans mal de tête. Et ça décape à tout va, joyeux tintouin. Super, oui !
Merci pour votre commentaire, un peu de frénésie et de drôlerie, ça manque tant en ce moment, mais écrire pour réinventer un joyeux tintouin, voilà une belle idée.
oh je veux de la moutarde de bénichon mais sans le vin blanc et le reste on peu ? pour une vieille femme, en aidant la grand-mère ça
zut… et pourtant n’ai pas bu de vin blanc,
je continue : ça devrait aller, et des petites vieilles qui se souviendraient des moments après les photos et de ce qu’on leur avait dit jadis aux gars d’alors .. etc
en fait j’aime
merci Brigitte, la moutarde de bénichon sans le reste c’est possible, mais il faut la tartiner sur une cuchaule (une espèce de brioche au safran).
Super ! Décoiffant ! Beaucoup aimé… tout. Merci.
Bonne idée ça « la suite sur mon blog » 😉