Marcher dans une rue, une rue longue, longue comme une vie, marcher dans cette rue comme on retraverserait sa vie, à rebrousse temps, tu gravis cette rue comme si tu cherchais à remonter le temps et tu désires si fort t’y voir, t’y rencontrer, enfant, tomber sur toi par hasard, te voir là, jouant sur le trottoir, riant avec d’autres enfants, tu désires si fort croiser ton regard, ton regard d’enfant, découvrir ce qu’a été cette vie d’enfant cette année-là, année perdue pour toi, la voir défiler devant toi cette année perdue dans les méandres de ta mémoire, la voir, cette enfant-là qui a tant de choses à t’apprendre, tu voudrais la rencontrer, lui parler, l’entendre.
Dans la bas de la rue, sur la droite, une maison ancienne qui fait le coin, maison toute de ginguois, colombages, inscription sur la façade 1606, et en face, sur la gauche, une bâtisse elle aussi ancienne, 1679, tu lis une petite pancarte racontant l’histoire du lieu, d’abord un hospice de vieillards puis tombé à l’abandon et racheté au 19ème siècle par un archéologue qui le transforme en musée des beaux-arts et de la poterie, beaux-arts et poterie quel drôle de combinaison tu te dis, la façade est grise, une sorte de crépi de ciment, des fenêtres à croisillons de pierre bleue, on dirait des fenêtres de château, le toit est terriblement pentu, entre les fenêtres des bas reliefs, tu les regardes surprise ils dénotent dans la façade, tu retournes vers la pancarte explicative, ces bas reliefs sont des pièces rapportées, issues de la première église de la ville, créée par un viking, il fit étape ici alors que la ville n’était qu’un village entouré de forêts profondes, un viking tu t’étonnes, si loin de la mer, s’était-il égaré ? tu te promets de venir visiter ce musée, pourquoi pas avec ta tante, si ça l’intéresse, dans quelques jours, demain peut-être.
Tu passes le pont, le pont qui enjambe la rivière, tu te demandes est-ce que ma mère y a joué dans cette rivière, est-ce qu’elle y a nagé mais tu le vois bien, ce n’est pas assez profond pour y nager puis tu te dis les industries, les industries lainières à cette époque, toutes sortes de déchets, des liquides toxiques et puis même, les particuliers, les toilettes, eaux usées des ménages alors non, sûrement non, même pas les pieds. Et du pont tu regardes au loin la sortie de la ville, l’arrière de vieilles usines désaffectées, fabriques lainières, fouloirs, la rivière n’est plus cadenassées par des berges de pierre, ce sont à présent des arbres, arbustes, des lilas, des orties, des mûriers qui poussent de part et d’autre de l’eau qui ondoie, c’est buccolique.
Passé le pont, la rue se met à grimper, la pente est raide, sur ta droite un magasin de bottes. Dans la vitrine toute étroite des bottes de caoutchouc savamment agencées, un nombre incalculable de modèles. Des bottes kaki pour randonneurs, chasseurs et scouts. Des bottes hautes, cuissardes de pêcheurs. Et des modèles bas qui ne montent qu’au-dessus de la cheville. Modèles avec élastiques sur les deux côtés ou modèles évasés. Aussi des bottes bleues ou jaunes pour les sports nautiques. Et des bottes à bouts renforcés pour les bûcherons. Reste les bottes fantaisies. Modèles femmes et enfants. Motifs de bottes ; écossais, à fleurs, tigrées etc. Plus une paire de bottes à talons hauts. Pourquoi les hommes ne choisissent-ils jamais des bottes fantaisie tu te dis, c’est peut-être là que le monde commencerait à changer. Le magasin est si désuet, il a l’air si ancien, il est possible que ta mère l’aie connu. Tu le sais, ta mère a toujours eu une affection toute particulière pour les bottes mais récemment elle s’est mise aux baskets. Surtout depuis qu’elle pratique la marche nordique. Dans ton pays, plutôt que marcher dans les campagnes, les gens se munissent d’une casquette, legin, t-shirt anti-transpirant si possible fluos et ils partent arpenter les rues de la ville armés de bâtons de marche.
Tu gravis cette rue, autour de toi tout est vibrant, les façades des maisons pareilles à des visages, les fenêtres sont des yeux qui te regardent, oui les maisons ici sont comme des visages, on les regarde et on comprend un peu ce qu’elles ont traversé, on voudrait carresser leurs pierres pour les réconforter, c’est long la vie d’une maison.
Plus haut dans la rue, un petit café. Une porte vitrée et sur la droite une fenêtre haute et étroite à guillotine. A l’intérieur, des banquettes en bois intégrées aux lambris et des miroirs par dessus les banquettes. Quelques tables, quatre ou cinq, des chaises, le tout dans un bois presqu’orangé. Sauf les dessus de tables et du bar qui sont en formica rouge. Au sol, du carrelage moucheté. Il est à peine onze heures du matin et un couple qui danse enlaçé au fond du café. Sur un air de Dalida peut-être, tu n’es pas sûre. Tu les as d’abord cru vieux, mais non à y regarder mieux ils sont jeunes presque des adolescents. Le jeune homme, le visage sérieux, les cheveux chatains très clairs comme ton pèreles avait, un costume en tweed avec pantalons de golf et la femme. Une mise en plis à l’ancienne, une robe de satin rose avec de fines bretelles. Tu regardes son visage, il contraste avec la fluidité de sa robe. Il a quelque chose fermé, d’un peu dur, il te semble reconnaître celui de ta mère.
Et entre deux maisons un sentier de terre, sentier qui s’élève à travers la verdure et tu te souviens, ta mère te l’avait raconté ce sentier abrupt qui menait à la maison de la grand-mère, c’est comme ça que tu l’avais imaginé ce sentier. Tu voudrais l’emprunter, chercher là-haut la maison, tu es sûre qu’elle est là-haut la maison, que tu la reconnaîtrais et même si elle est morte depuis longtemps l’arrière-grand-mère tu aurais sonné à sa porte et tu aurais demandé à voir le salon du fond, celui où enfant ta mère s’asseyait, elle dans le fauteuil capitonné et les autres enfants, soeurs ou cousines tu ne sais où, tous dans le salon du fond pendant que les adultes, eux, dans le salon avant qui jouent aux cartes et boivent à lents traits de l’alcool de pomme mis en bouteille avec celles du jardin. Tu aurais sonné et on t’aurait laissé rentrer dans ce salon et tout serait restée pareil comme si la pendule s’était arrêtée, avait figé le temps, le coucou de l’horloge suisse figé en plein vol, (tu crois te souvenir qu’il y avait dans cette maison un coucou suisse ou alors c’était ailleurs ou dans une autre histoire, une autre famille, tu n’es plus tout à fait sûre) et dans le salon rien n’aurait bougé, peut-être juste de la poussière accumulée sur le rebord de l’accoudoir du fauteuil où tu te serais assise comme ta mère jadis, et de ce fauteuil tu les aurais entendus à travers le mur jouer aux cartes et parler et rire et se disputer et au bout d’un temps long, trop long, quelqu’un serait venu de là-bas un vieil homme un arrière-grand-oncle sans doute t’en offrir un petit verre de cet alcool local de pomme si typique mais dont aujourd’hui tu as oublié le nom, et tu aurais remercié d’un sourire et tu l’aurais bu lentement, très lentement et parce que c’est fort, beaucoup trop fort, et tu te serais mise à tousser comme un enfant qui boit de l’alcool pour la première fois.