Elle pose son sac à dos à ses pieds.
C’est un sac à dos Quechua, modèle Forclaz 50. Elle ne l’a pas acheté à Décathlon. Elle ne va jamais à Décathlon. Les Décathlon sont implantés dans des zones commerciales dont elle se tient à distance. Le sac, elle l’a depuis longtemps déjà. Il lui a été donné par une gamine de lycée qui est venue la voir. Bonjour madame, on fait l’opération sakado. Sale gosse, qu’est-ce qu’elle lui veut? Elle s’est détournée. Elle ne demande rien. Elle n’accepte rien surtout quand elle n’a rien demandé. Mais la gamine a insisté. Dans le sac, vous avez quatre kits, un kit chaleur, un kit festif, un kit culture, un kit hygiène… son cœur s’est serré. Un kit culture, un kit hygiène. Elle a senti un tremblement la parcourir, comme lorsque, enfant, elle savait qu’elle allait avoir une surprise, ou plutôt juste avant le moment de la recevoir, quand, par exemple, son père lui disait ferme les yeux, tends les mains, cette attente impatiente d’un plaisir inattendu. Elle se sent sale depuis longtemps à bricoler sa propreté de pauvre. Elle sait qu’elle se laisse aller depuis longtemps. Couler. Oui, elle se laisse couler. Le mot hygiène l’a attrapée. La petite a continué, elle a perçu la tension au moment où elle a prononcé « hygiène », alors elle a énuméré ce qu’elle avait mis elle même dans le sac: « vous avez une brosse à dents, du dentifrice, du gel douche, des cotons-tiges , des soins pour le corps (du lait pour le corps, de la crème de jour, de la crème pour les mains et pour les pieds), un miroir, des ciseaux, une brosse à cheveux, du savon de Marseille, du shampoing, des barrettes, des élastiques, du maquillage (j’ai mis un super rouge à lèvre, celui que met ma grand-mère, vous verrez il est super beau), des protections périodiques mais si vous préférez vous pouvez avoir des protections périodiques lavables, une cup ou des serviettes lavables plutôt que des tampons ». Des serviettes lavables, c’est ça qui lui a fait accepter, pouvoir sortir, pouvoir marcher, ne pas avoir à angoisser chaque mois pour savoir comment faire. Le tremblement est sorti d’elle. Il l’a enveloppée, a secoué son corps posé là, honteux, devant la gamine. Elle a regardé la petite. Debout, tremblante, lèvres pincées, mâchoires serrées, décidée à ne pas pleurer et yeux déjà mouillés. La petite lui a tendu le Quechua Forclaz50 gris aux sangles bleu turquoise avec des élastiques oranges passés sur la languette des fermetures éclair. On ne trouve plus ces sacs à la vente. La petite en avait récupéré 11, directement au Décathlon de Béziers, gratuitement. Elle avait expliqué le projet : un sac à dos pour une personne avec quatre kits. Les kits sont fournis par les élèves du lycée, chacune ou chacun donnant ce qu’il pouvait pour constituer un sac. Le responsable de Décathlon avait aimé l’idée et n’avait pas rechigné à la pensée qu’on parle de sa boutique dans le Midi-Libre. Quand elle rentre chez elle, elle vide le sac sur son lit. Elle ressent une joie qu’elle avait oubliée, vous savez, ce que ça fait au corps quand on a envie de rire et de pleurer à la fois, qu’on veut appeler quelqu’un qu’on aime pour partager ce qui met en joie. Elle, elle n’a personne à appeler, alors elle pleure de joie, tout simplement, le corps secoué d’un rire retenu. Elle se mord la main entre le pouce et l’index et regarde le sac. D’abord, elle n’ose pas l’ouvrir. Longtemps elle le laisse posé là. À le regarder. En travers du lit. Puis, elle l’ouvre, par le dessus, comme on ouvre un sac à dos. Elle n’a pas vu tout de suite qu’il pouvait aussi s’ouvrir comme une valise et ainsi livrer au regard tout ce qu’il contient en une seule exposition. La petite n’avait pas menti: tout ce qui concernait l’hygiène était dans les poches latérales et dans la poche centrale, il y avait une veste polaire, qu’elle a toujours, trois paires de chaussettes, chaudes, un blouson de type coupe-vent avec inscrit Piera-Menta 2009, un bonnet blanc en tissu polaire et une écharpe orange, une paire de gants noirs, une paire de chaussures (elle avait eu de la chance, la petite le lui a dit, c’était sa pointure, juste avant de lui remettre le sac, elle les avait glissées sous les élastiques du dessus), un duvet, une couverture polaire, et une chemise de bûcheron, à carreaux noirs et rouges. Ça, c’était le kit chaleur. Il y avait aussi trois tablettes de chocolat au lait noisettes et raisins de la marque Côte d’or, une petite boîte de marrons glacés, trois conserves de terrine et un bloc de foie gras, un sachet de caramels au beurre salé, un pot de confiture de framboise épépinée de Savoie (avec la croix blanche dans un carré rouge), une boîte de thé blanc, elle ne savait même pas que ça existait. Elle continue le déballage. Elle sort un livre du sac et se remet à pleurer. Un livre de Frédérique Vargas, Pars vite et reviens tard. Elle ne connaît pas Frédérique Vargas, mais le livre est neuf. Elle le presse contre sa poitrine, ferme les yeux, l’éloigne, regarde la couverture, elle lit Viviane Hamy, regarde la photo en noir et blanc, des ombres sur une chaussée pavée, un trottoir encombré. Elle s’assied sur le lit, garde le livre posé sur les cuisses. Puis elle sort un bloc de papiers à lettre, un paquet d’enveloppes, deux carnets de timbre (un blog « Misstic », un bloc « le siècle au fil du timbre, communication » avec cinq timbres, un timbre téléphone portable, un timbre Salut les copains, un timbre la publicité, un timbre le disque compact, un timbre Bonne nuit les petits qui l’a fait sourire), deux stylos (un Bic quatre couleurs et un Papermate Flexgrip Ultra – rétractable – pointe moyenne – noir qu’elle essaie de suite. Elle ouvre le paquet d’enveloppes et écrit une adresse. Elle la regarde longuement puis la pose sur le livre posé sur ses cuisses),un carnet, un beau carnet à la couverture rigide et un bloc-notes Rhodia orange, une lampe de poche frontale, un poste de radio et une pince multifonctions Leroy Merlin dans un étui en tissu bleu jean avec un liseré orange fermé par un bouton-pression. Le regard dans le vague contient un sourire qui vient de loin. Elle ne se rend pas compte mais tout en regardant en elle, elle ouvre l’étui de la pince multifonctions et referme le bouton-pression, clac, l’ouvre, le ferme, clac, l’ouvre, le ferme, clac, l’ouvre, sourit, le ferme, clac, continue à sourire de ses yeux fatigués, l’ouvre, le ferme, clac, sourit à qui?
Chapeau l’inventaire et le contexte ! Et le clin d’oeil confiture de Savoie et Pierra Menta exprès pour moi, suis flattée 😉
Pour ceux qui ne savent pas de quoi on parle :
https://www.youtube.com/watch?v=5xPCaJJ5d94
C’est magnifique, Philippe ! Cette circulation entre le matériel et ce qu’il transporte de symbolique est vraiment magnifique. Et puis le rythme, l’aspect lyrique (comme dans la L8), non, vraiment, super texte !
Beau texte. Embarqué par le rythme qui se colle à la pensée du lecteur, aux images qui défilent. Beau texte.