Alors comment avance ton affaire ?
Mal, très mal, l’écriture ne m’intéresse plus, je me perds dans la documentation. Tout recommencer ou m’arrêter. Cela ne sert à rien. La rentrée littéraire apporte ses nouveaux produits et me décourage encore plus. Diop se penche sur la colonisation avec l’histoire des amours d’Adanson, Adanson le botaniste qui a laissé son nom à Adansonia digitata, le baobab. Quelle légitimité par rapport à lui qui est noir ? C’est perdu, c’est trop vaste. Je ne veux pas raconter les contradictions d’un homme, la culpabilité des Européens ou le bien-fondé de leur mission civilisatrice, les horreurs de la colonisation, juste retenir cette mémoire qui disparaît d’un monde presque totalement asservi à l’Europe, vaste, si vaste dont personne bientôt ne se souviendra plus que ça l’a concerné.
Un coup de mou passager, une fatigue ? Tu devrais faire autre chose, te détacher du sujet pour y revenir plus tard ?
Pas possible ! Ça me passionne de les suivre et de voir large. La population des colonies dépassait largement celle de la France jusqu’aux indépendances. Les troupes françaises engagées dans la Grande Guerre provenaient pour 7 % des colonies. C’est de cela que je veux parler.
« À la veille de la guerre de 1914-1918, elles se composent des zouaves, des chasseurs d’Afrique, des spahis, des tirailleurs sénégalais, algériens, marocains et tunisiens. Aux côtés des 8 000 000 d’appelés en métropole, 175 000 Algériens, 40 000 Marocains, 80 000 Tunisiens et 180 000 Africains noirs combattront lors du conflit, le plus souvent en Europe, sur le front français ou dans les Balkans. »
J’apprends des choses, même si je m’y perds un peu.J’ai lu Galmot (1911 et 1922) bien sûr et comment Monnerville sauva les insurgés de Cayenne en 1932. J’ai lu et relu les codes noirs de 1635 et 1723, J’ai lu Dante n’avait rien vu : Biribi (1924), Au bagne (1924) et Adieu Cayenne (1928)d’Albert Londres. J’ai lu Equiano Olaudah le récit d’un captif devenu libre publié en 1789 en anglais. J’ai suivi René Maran en Oubangui-Chari (qui se souvient de l’Oubangui-Chari ?), prix Goncourt 1921 pour Batouala, véritable histoire nègre . Un Guyanais formé en France, administrateur colonial, qui raconte une histoire africaine traditionnelle qu’il préface d’une dénonciation incendiaire des meurs des colons. Beaucoup de bruit, aucune prise de conscience ! On enverra Gide (voyage au Congo et retour du Tchad 1927-1928) et Albert Londres (terre d’ébène 1929) pour vérifier. Renè Maran, il paraît que Gallimard va le republier pour cette rentrée littéraire. La rentrée littéraire me poursuit et je ne vous ai pas dit encore les angoisses que me cause Marin Fouqué qui parle lui de choses actuelles dans G.A.V. (Garde à vue)
La Grande Guerre avait provoqué une prise de conscience. J’ai découvert un beau poème d’Aragon sur l’exposition coloniale de 1931 ! Après la Grande Guerre, les surréalistes et les communistes ont porté un intérêt certain à l’Afrique. Ils iront au Mexique aussi, pays de la révolution et d’autres formes d’art.Tout n’a-t-il pas été dit alors ?
« Mars à Vincennes »
Palmes pâles matins sur les îles Heureuses
Palmes pâles paumes des femmes de couleur
Palmes huiles qui calmiez les mers sur les pas d’une corvette
Charmes des spoliations lointaines dans un décor édénique
De nouvelles Indes pour les insatiabilités d’Indre-et-Loire
De nouvelles Indes pour les perversités du Percepteur
et le Missionnaire cultive une Sion de cannes à sucre
tandis que le nègre Diagne élevé pour la perspective
à la dignité ministérielle
administre admirablement massacrés et massacreurs
sous l’égide du coq tricolore ô Venise
Othello la nuit n’est pas plus noire
aujourd’hui malgré les illuminations modernes
Les bourreaux chamarrés parlent du ciel inaugural
de la grandeur de la France et des troupeaux d’éléphants
des navires des pénitentiaires des pousse-pousse
du riz où chante l’eau des travailleurs au teint d’or
des avantages réservés aux engagés volontaires
de l’infanterie de marine
du paysage idéal de la Baie d’Along
de la loyauté de l’indigénat chandernagorique
Soleil soleil d’au-delà des mers tu angélises
la barbe excrémentielle des gouverneurs
Soleil de corail et d’ébène
Soleil des esclaves numérotés
Soleil de nudité soleil d’opium soleil de flagellation
Soleil du feu d’artifice en l’honneur de la prise de la Bastille
au-dessus de Cayenne un quatorze juillet
Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition coloniale
Aragon, Persécuté persécuteur 1931
j’ai découvert aussi toute une littérature coloniale, complètement oubliée qui chantait l’amour des congai et de l’opium, plus ou moins critique de la colonisation, plus ou moins respectueuse de l’Autre qu’ils découvraient.Jean d’estray Ti sen la petite amie exotique 1911, Eugène pujarniscle la petite sœur de mademoiselle neige, le bonze et le pirate, Eugène Jung. L’étonnante Myriam Harry, femme de lettre et reporter qui n’eut pas le Goncourt parce qu’elle était une femme, mais fut à l’origine du jury Femina et vécut de sa plume.Tous plus ou moins redevables à Loti, tous se disputant pour savoir qui était légitime entre les voyageurs occasionnels et ceux qui vivaient vraiment à la colonie et la connaissaient et tous plus ou moins recrutés par des journaux pour faire des reportages vivants. (rien à voir avec Segalen et Gauguin qui avaient fait le choix de la rupture)
J’ai découvert des revues Les carnets de l’exotisme, des groupes de recherche SIELEC (Société Internationale d’Etudes des Littératures Coloniales), des sites étonnants comme entreprises-coloniales.fr d’un particulier qui répertorie toutes les entreprises ayant exercé aux colonies avec leurs conseils d’administration, leur capitalisation, leurs comptes de résultat. Délirant !
J’ai recherché des photos et ce sont elles qui m’ont le plus déstabilisée. C’est fou comme une photo c’est daté ! Mais avec les photos on peut tricher aussi, le hors champ, on en parle ou on n’en parle pas ! J’ai tempêté contre ce collectionneur de cartes postales d’outre-mer qui ne m’envoyait pas les fichiers que j’avais payés (il était en vacances!).
J’ai trouvé des anecdotes comme celle du macabre voyage de la dépouille du curé de Kaw. renvoyé en France par la République à qui son école publique faisait de l’ombre, rapatriée par l’Église du Gabon pour être enterrée à Cayenne. Il aimait les noirs et les noirs l’aimaient.J’ai relu Guisan pour essayer de comprendre ses digues, ses canaux et ses fossés. Fait un peu de botanique aussi pour mieux connaître le palmier pinot.
J’ai fouillé les archives de l’état civil de Guyane, les sites des archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence et les bases de données des indemnisations des propriétaires d’esclaves.
J’ai consulté les cartes anciennes de la Guyane et le site remonter le temps de l’IGN
Avec tout cela tu n’écris pas ?
L’immensité de mon ignorance me confond et m’empêche d’écrire. Non, je n’écris pas.
Il n’y a qu’une chose dont je sois sûre désormais, c’est bien en Guyane que je veux situer mon récit, car la Guyane concentre tout :
l’esclavage,
les angoisses de la perte d’Haïti et du désastre de la montagne Pelée
Les transportés d’inde ou de Chine
les réprouvés de partout : de France, des bagnes militaires d’Algérie, des Annamites
le pillage à l’état brut des arbres et de l’or
la pauvreté des petits blancs
la compassion macabre des congrégations
les luttes de pouvoir entre administrations et entreprises, entre république et église
l’extrême difficulté d’accès et l’absence de routes et de ponts… etc.
Tout est là, et c’est bien en 1920 que commence mon histoire, car c’est une première époque-charnière.
Il n’y a que Madagascar dont je n’ai pas trouvé le lien avec la Guyane. Madagascar, toute une histoire bien macabre dont on ne parle jamais. Oui, oui, c’était une colonie française ! À l’exception de l’aventure de ces cinq familles de Réunionnais envoyées par la France à Madagascar, chassées par l’indépendance et tentant leur chance en Guyane https://www.reunionnaisdumonde.com/magazine/actualites/reportages/1975-de-madagascar-a-la-guyane/
Alors, tu continues ? Tout ça, tu vas pouvoir le caser dans ton livre ?
Oui je continue, car si je m’arrête, je resterai avec cette envie déçue. Car k’envie reste, mais l’envie, l’intuition est-ce un bon point de départ ? Et c’est dur de lire Albert Londres, tellement puissant.Ou le poème d’Aragon où tout est dit !
Et puis la forme, quelle forme pour la citation, je ne suis pas Claude Simon pour citer Flaubert avec cette désinvolture « amuse-toi bien au pays des cons rasés » ! Tout est dit : Flaubert tout le monde connaît et Claude Simon marque en une ligne son intimité avec Flaubert. Quelle élégance (si on peut dire), quelle simplicité directe.
Comment se servir de la documentation ? J’essaie de me faire une doctrine en lisant comment les autres s’en servent. C’est vrai que le nom du bateau qui amène Albert Londres à Cayenne « Le Biskra » qui servait autrefois à transporter des moutons depuis l’Algérie en dit plus que n’importe quoi d’autre.« Quand ce matin le Biskra maintenant promu au rang de paquebot annexe dans la mer des Antilles et qui, naguère, transportait des moutons d’Alger à Marseille eut jeté l’ancre devant Port-d’Espagne… »
Le nom des habitations de la plaine de Kaw, Bagatelle, Les sables, Le bon père, La constance, L’expérience, Les plaisirs, Le delta, Mont Fortuné, L’Adélaïde ou ceux des habitations de l’Approuague La joséphine, La misère, Le collège, le hazard, le Cadeau, La Jamaïque, La Garonne, la ressource, La concorde, La désirée, Risquetout, La Constance, l’hermitage, Le Rhône, Vendôme en racontent plus sur la nostalgie du pays quitté ou de la femme aimée, le risque des entreprises et la confiance dans la bonne fortune, les défaites et l’espérance d’un monde apaisé que de grands discours.
C’est bien si tu commences à te poser des questions sur la forme, c’est une manière de revenir à l’écriture ?
Ne te moque pas ! J’avance à tout petits pas ! La documentation ça me passionne et ça me bouscule. Ça fout ma chronologie en l’air et bien d’autres choses. Ce matin j’ai fait mon don annuel à Wikipédia qui me sert à m’orienter dans la documentation.
Le narrateur que j’héberge n’a pas encore trouvé ses marques. Ça me fait du bien de me confier à toi, j’ai moins l’impression de piétiner. Merci.
Merci pour votre texte/interview/questionnement passionnant.
Bonne suite.
Merci. je me sers de l’idée de François Bon de faire un journal d’écriture et je l’insère dans mon livre comme des pauses de questionnement à l’auteur et au narrateur qu’il essaie de trouver.
Génial ce questionnement sur la documentation ! Et quelle documentation !
Merci. Comment se servir de la documentation, c’est une problématique que j’ai depuis longtemps; le questionnement et les références de François Bon la font avancer, mais je suis encore loin de la (des) solution(s)
Beaucoup aimé. Ce traitement avec cette forme de questions-réponses, cela pourrait faire en soi un livre.
Merci de ton commentaire. Pour le moment cela fait partie de mon livre sous forme de pauses dans le récit.