Les rayures d’un pull marin ne sont pas des barreaux de prison
En ce port, comme dans tous les ports du monde, il n’est pas le seul marin à arborer un pull rayé (ou une marinière). Un uniforme, un étendard, une confession de foi. N’a-t-il jamais porté autre chose ? Vingt-et-une rayures bleues de dix millimètres d’épaisseur et autant de rayures blanches mais plus larges (vingt millimètres). La Marine française avance une explication quant à cette exactitude réglementaire : il s’agirait du nombre de victoires de l’armée de Napoléon. Mais ça, évidemment, il l’ignore. La théorie aurait gagné en couleurs si des taches rouges représentaient les défaites du petit caporal mais, dans ce cas, il est à parier que Picasso autant que Jean-Paul Gauthier n’eussent pas fait de ce vêtement marin une discrète signature de leur talent. Ce pull, avec ses mailles étroitement serrées, est une belle assurance contre le coup de froid que la haute-mer réserve aux marins. Malgré son usage courant qui a dépassé les frontières du monde maritime, il n’existe pas à sa connaissance de mode d’emploi d’un tel équipement. Ce qu’il faut faire pour commencer, ce que beaucoup de gens qui ne vivent pas dans un port et en particulier dans celui-ci ignorent, c’est qu’avant de l’enfiler, il faut prendre la laine à pleines mains et la porter au visage afin d’en respirer les fragrances, afin de se charger en iode, en sel et en aventures. C’est à ce moment précis que l’homme devient marin. Fort de ce changement d’identité, il faudra ensuite s’enquérir qu’il soit bien disposé à l’endroit, l’épaisseur des coutures et la position de l’étiquette devant se trouver sur la nuque étant des indications généralement recevables. Le pull marin a ceci de spécifique qu’il est équipé d’une boutonnière destinée à rejoindre, in fine, l’épaule gauche du sujet. Le détail a toute son importance lorsque la manoeuvre est réalisée sans visibilité (de nuit, par exemple, ou en plein brouillard), permettant de disposer le chandail en position idéale par la simple reconnaissance tactile des boutons (il faut néanmoins s’assurer que ceux-ci sont libres afin que la tête ne reste pas coincée au moment de son passage). Vient ensuite l’enfilage proprement dit. ll apparaît judicieux de commencer à enfourner les mains dans les manchons jusqu’à leur libération pour, ensuite, passer la tête dans le trou le plus grand du vêtement. L’inversement de ces deux opérations, même si elle est acceptable, peut mettre le sujet en danger si, saisi par une urgence, celui-ci devait subitement avoir besoin de ses mains à un moment où elles sont monopolisées par la quête aveugle des trous des manches. Le reste de la manoeuvre ne présente pas, en général, de difficultés majeures puisqu’il consiste à ajuster le pull au niveau des bras puis du tronc. Le boutonnage latéral clôt définitivement l’opération. Mais ça, tous les marins le savent.
Le hasard ne fait pas les choses
De la grande avenue qui le mène au coeur de la ville, part une rue dont la particularité est d’être piétonne. Pas de voitures, donc, mais pas de grands magasins non plus. Un bar brasserie avec sa terrasse fait le coin avant qu’une quantité de petites échoppes se disputent l’attention des badauds. Avant même la première ruelle qui la traverse, on peut compter de part et d’autre, un cordonnier, un vendeur de cigarettes électroniques, une baraque à sandwichs, un coiffeur, une fromagerie, une galerie d’art, un antiquaire, une papeterie, un marchand de journaux qui fait aussi tabac et un bouquiniste. Chez ce vendeur de livres d’occasions, élimés aux entournures et rangés par ordre alphabétique sur les étroites étagères qui occupent savamment le maigre espace de l’échoppe (sauf les livres de poche et les revues qui sont rangés dans des bacs empilés à l’entrée), se trouve un livre en particulier. Un vieux livre, très vieux livre, du seizième siècle, dont la couverture en cuir a dû être de couleur rouge-bordeaux en son temps mais qui flirte plus avec le gris et l’indéfinissable. Son titre, Peregrinaggio di tre giovani figliuoli del re di Serendippo, ne laisse pas de doutes : il est écrit en italien. Publiée en 1557 par l’imprimeur vénitien Michele Tramezzino, c’est la traduction d’un conte persan signée Cristoforo Armeno, plus connu sous le nom de Christophe l’Arménien. Ces « Voyages et aventures des trois princes de Serendip », comme son nom l’indique, se déroulent à Serendip, île de l’océan Indien, plus récemment connue sous le nom de Sri Lanka. Il met en scène trois princes envoyés par leur roi de père parfaire leur éducation lors d’un voyage initiatique aux confins de cette île. Accusés par un chamelier d’avoir dérobé une de ses bêtes, ils prouvent leur innocence en faisant preuve de déduction. Finalement relâchés, cette aventure les conduira à libérer un jeune esclave dans la forêt, lequel se révèlera être une princesse. C’est cette conséquence inattendue, « ces découvertes faites par accident et par sagacité, de choses dont ils n’étaient pas en quête » que l’écrivain anglais Horace Walpole désigne sous le nom de « serendipity », plus de deux siècles plus tard, en 1774. C’est de cette façon que nombre de découvertes scientifiques ont été réalisées, à l’instar de la pénicilline par le biologiste écossais Alexander Fleming en 1928, après avoir laissé une culture de staphylocoques se développer durant son absence jusqu’à la révélation de cette découverte inattendue. Ce que l’histoire ne mentionne pas, ou si peu, c’est que ce genre de découvertes dépasse le monde scientifique. Cela dépasse ce livre, cette librairie, cette ruelle. Ça le dépasse lui. Ce qu’il ne sait pas, c’est que ce livre se trouve à quelques mètres de lui lorsqu’il remonte l’artère le conduisant au coeur de la ville. Ce qu’il sait, par contre, c’est qu’il n’est pas arrivé là par hasard, sur ce port. Il sait qu’il va découvrir quelque chose. C’est la raison même de sa quête d’aventure.
La magie n’est pas affaire de modernité
Les pavés de granit qui recouvrent les quais du port sont les vestiges de plusieurs tours du monde. Comme si chaque marin payait son tribut en y déposant sa pincée de poussière qui, agglutinée, agglomérée, concentrée avec les autres, devait recouvrir de sa couche protectrice cette roche venue des confins de la planète. Situées au bord du Nil à près de 700 kilomètres au sud du Caire, les carrières de granite rose de la vallée d’Assouan ont permis aux anciens d’Egypte de tailler obélisques, statues, colosses royaux et autres blocs destinés aux pyramides. Les grottes de Berabar, creusées dans le granite il y a plus de 2300 ans, sont situées dans la partie orientale de l’Inde, dans la région du Makhdumpur, dans le district de Jehanabad de l’état du Bihar, à vingt-quatre kilomètres au nord de Gaya. Ces grottes sont consacrées aux ascètes de la secte des Aivikas fondée par Makkhali Gosala. Enfin, dans la Cordillère des Andes, Cochamó se trouve au Chili dans la province de Llanquihue au coeur de la région des Lacs, à plus de 900 kilomètres au sud de Santiago. Le Yate, volcan recouvert de glaciers, garde son oeil bienveillant sur cet univers d’eau, de basalte et de granite. De tous ces pavés chargés d’histoire et de magie, la main de l’homme avec pour seuls outils une masse et un burin a donné leur forme finale. Les techniques modernes d’extraction et de façonnage, découpe à l’explosif, au fil diamanté, débitage secondaire, découpage à la poudre noire, sciage au disque, au câble, au fil, au châssis multilames, formatage à l’éclateuse, flammage, grenaillage, sablage, bouchardage, smillé, adoucissage, polissage, égrisage et autre brossage, ont tué la magie de la pierre. Sur les quais du port, les esprits des granites veillent.
La Reine de la Nuit est l’ultime écueil avant de trouver la lumière
Chanté au second acte, scène 3 de « La Flûte Enchantée » (Die Zauberflöte), opéra de Mozart dont le livret est signé Emanuel Schikaneder et joué pour la première fois en 1791, l’aria de la Reine de la Nuit est l’un des airs les plus virtuoses de l’art lyrique. Il fait état de l’amour vengeur de la Reine de la Nuit qui ordonne à sa fille Pamina de poignarder Sarastro, le grand-prêtre.
Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen; / Tod und Verzweiflung flammet um mich her! / Fühlt nicht durch dich Sarastro Todesschmerzen, / So bist du meine Tochter nimmermehr! / Verstossen sei auf ewig, / Verlassen sei auf ewig, / Zertrümmert sei’n auf ewig / Alle Bande der Natur / Wenn nicht durch dich Sarastro wird erblassen! / Hört! Hört! Hört, Rachegötter! / Hört der Mutter Schwur!
Une vengeance infernale brûle dans mon cœur ; / La mort et le désespoir flamboient autour de moi ! / Si Sarastro ne meurt pas de tes mains, / Tu ne seras plus ma fille ! / Tu seras répudiée à jamais, / Abandonnée à jamais, / À jamais seront rompus entre nous / Tous les liens de la nature, / Si Sarastro ne périt pas de tes mains ! / Entendez ! Entendez ! Entendez, Dieux de Vengeance ! / Entendez le serment d’une mère !
Pourquoi cet air l’accompagne-t-il lorsqu’il se met à courir en direction de la ville ?
Les rues rectilignes se croisent souvent à angle droit
Les Grecs de l’Antiquité ont construit leurs cités selon ce principe. En urbanisme, on appelle ça un plan hippodamien, ou hippodaméen, ou encore, milésien, en damier, en échiquier, quadrillé, orthogonal. Mais cela ne veut pas dire que ce port a été fondée par les Grecs. Il pourrait être d’origine sumérienne comme Habuba Kabira, étrusque comme Misano, chinoise comme Pékin ou Xi’an, japonaise comme Heiankyo ou Sapporo, il aurait pu être construit par des Européens, à l’instar de New York, Kinshasa, New Dehli ou Bogota. Avec ses rues rectilignes qui se croisent à angle droit façonnant des îlots de formes carrées ou rectangulaires, ce port est simplement une ville du monde.
magnifique la traversée du pull… la récompense pour moi : ne comprendre la richesse d’une proposition faite à tâtons, par la richesse et la multiplicité de ce qui en revient…
C’est aussi une récompense pour nous que de lire, voire d’appendre à lire, toute cette richesse qui émerge.
Évidemment tu m’as attrapée avec ton histoire de pull marin !! (car née et grandie dans l’ouest…) et tu m’as rejointe avec la fabrication des pavés de granit(e)…
(basalte et granite en même temps dans le même paysage ? euh pas gagné ! peut être alors dans des conditions bien particulières, par exemple roches d’âges différents… à creuser…)
Merci en tout cas…
Merci pour ton commentaire. Je n’ai pas de grandes connaissances en géologie, c’est sans doute pour ça que j’attribue des pouvoirs aux pierres…
On suit tes divagations en ligne droite se coupant à angle droit. Moi ça me donne des envies de cercles ou spirales
Tu as raison. Envie de désordre moi aussi…