Au boulot, Cé ronronne. Elle fait toujours la même chose. Bien sûr, il y a la perfection du geste, mais plus assez de gestes à son goût. Pour faire du pain dans le respect des normes sanitaires, elle doit de moins en moins toucher la pâte. Thermomètre, mesures d’humidité, pH, tout est contrôlé, pesé, mesuré, plus besoin de savoir-faire pour tout ça. Pétrissage, bassinage, pointage, tourage, division, pesée, boulage, façonnage, moulage, grignage, cuisson, ressuage. Et chronomètre. Ça sonne, on fait. Plus besoin d’avoir l’œil, l’oreille suffit. Vérification de la température, de l’hygrométrie, du pH, de la température du four, du degré d’humidité… Quand elle y réfléchit, c’est toujours les mêmes gestes, mais il lui reste quand même quelques actions importantes à effectuer, son travail se rapproche encore un peu de l’artisanat, d’un métier ou le geste est au centre, où ce qu’elle met d’elle-même dans ce geste fait encore la différence. Elle sait se placer parfaitement par rapport à la table, position des pieds, inclinaison du buste, elle sait utiliser le poids de son corps, le mouvement des bras, les épaules, pas de déplacement parasites, tout est optimisé, les mains ne montent pas trop haut pour redescendre, elle est efficace, ne perds pas de temps, aucun mouvement inutile, aucune hésitation, c’est fluide, c’est harmonieux, ça paraît facile. Et c’est beau. Ces gestes simples, mais parfaits, parfaitement maîtrisés. Il y a du vol de l’oiseau dans ses mains blanches.
Alors ses pensées tournent toutes seules. Ce n’est pas la dissociation simplette corps et esprit, le corps ne fonctionne pas bien sans la tête, sans une partie de la tête, mais quand la maîtrise est là, une partie de la tête fonctionne toute seule, rien n’est fixe, ça fluctue constamment, suivant les besoins, suivant les phases du travail, plus pour les mains, ou plus pour les idées. Elle aime ce fonctionnement quand il y a équilibre. Mais quand l’un prend le pas sur l’autre, tout se détraque, ni l’un ni l’autre ne fonctionnent bien. Comme en ce moment avec ce fichu diplôme qu’elle s’est mis dans la tête de passer. Apprendre le gaélique, oui, pour parler, lire, comprendre, oui, évidemment. Mais le papier qui va avec ? Pour quoi ? Pour prouver quoi ? Elle a eu son CAP boulangerie, et avant, son diplôme de la marine, brevet d’officier, pont et machine, d’accord, maintenant avec les certificats qu’elle n’a plus renouvelés elle a un diplôme vide, mais elle l’a gardé… Pour montrer à Dé qu’il faut bien travailler à l’école ? Pour se prouver quelque chose à elle ? Pour se rappeler qu’un métier manuel n’est pas systématiquement un choix par défaut d’intellect ? Ça tourne trop vite dans sa tête, elle le sentait déjà ce matin au fournil, alors elle a ramené un peu de levain dans un bocal et elle s’y met. Farine, eau, sel. Elle pousse le bazar qui traîne sur la table, la nettoie bien et retrouve les gestes qui l’aident à penser. Elle ouvre le bocal et sent le levain. Un peu vinaigre, mais pas vraiment, c’est une odeur de levain, acide mais douce, et surtout, le seigle. La consistance est parfaite, des bulles, ça se tient, pas trop liquide. Du pain, mais pas solide. Eau. Elle laisse couler sur le dos de sa main pour la température, juste sur le poignet, entre la main et le bras, elle sait que c’est là qu’elle sera la plus précise. Puis farine. Bon, blé 110, rien d’autre de toutes façons. Ah si, un peu de sarrasin, celui des galettes qu’elle fait pour Dé, galette-œuf, ses préférées. Sel. Pas trop, moins qu’au boulot. Et elle plonge le bout des doigts dans le mélange, l’autre main reste propre, elle fait tourner le saladier, jusqu’à ce que tout soit mélangé. Alors elle dépose le pâton sur la table et commence le pétrissage. Tirer, replier, tourner, tirer, replier, tourner… Elle peut faire ça les yeux fermés. D’ailleurs elle ferme les yeux. Comme quand elle apprenait à faire les nœuds à l’école de la marine avec Bé. Bé, … Il y a tellement longtemps qu’elle n’a plus pensé à elle ! Qu’est-ce qu’elle peut bien faire maintenant, Bé ? Elle n’a sûrement pas abandonné la marine, elle. Pour Bé, la mer était un choix, presque un combat, une révolte vis-à-vis de sa famille. Quitter les montagnes pour la mer, chez elle, ils avaient pris ça pour une trahison. Alors que Cé, elle, avait simplement fait comme papa, sans vraiment se poser de questions… Pendant ce temps-là, elle a continué à pétrir, avec de beaux gestes réguliers et souples, précis. La pâte est devenue lisse, élastique et douce, les idées sautillent, Cé a retrouvé son équilibre. Elle en sourit intérieurement. Le pâton peut aller pointer tranquillement et Cé, essayer de retourner à ses cours de grammaire malgré les souvenirs qui se bousculent et ces histoires d’amis dont on ne parle plus qu’au passé, on ne sait pas vraiment pourquoi.
tout de même elle a vraiment choisi un métier manuel et elle pétrit à la main… j’espère qu’elle choisit aussi sa farine et n’utilise pas une préparation minotière avec plein d’adjuvants et de sel…
reste la méditation (mais là c’est l’ennui des tâches manuelles, on pense)
Ne t’inquiète pas Brigitte, je ne vais quand même pas lui mettre n’importe quelle cochonnerie dans ses placards ! C’est mon personnage, je tiens à sa santé ! 😂