Avec modération
Il reste assis toute la journée dans un bureau aménagé en open space plongé dans la pénombre, éclairé par la seule lumière bleutée de l’écran de son ordinateur, dans un box étroit, à côté de ses collègues, installés tout comme lui dans leur box, effectuant les mêmes tâches répétitives. Ils ne se parlent que lors de nos pauses. Le reste du temps ils doivent rester concentrés sur leur activité. Ils sont surveillés. La moindre erreur compte dans leur évaluation. Ils ne parlent pas de leur travail, jamais. Ce n’est pas autorisé, mais ils n’en auraient ni la force ni l’envie. Ils évoquent plutôt ce qu’ils ont fait durant le week-end, les sorties en famille, les visites d’exposition au musée, leurs promenades dans les parcs de la ville. Les vacances qu’ils prendront. Leurs repas. Ils s’échangent beaucoup de recettes lors de ces pauses. Elles ne durent jamais très longtemps, juste le temps de boire un café autour du distributeur automatique. C’est le seul endroit avec l’entrée où l’espace de travail est en lumière naturelle. Un sas de décompression. L’objectif de sa société est de garantir la meilleure sécurité possible sur la plateforme. Il faut des garants de cette sécurité, comme dans la vraie vie. Adel ne peut pas dire qu’il aime son travail, mais son utilité l’aide à supporter la difficulté de la mission qu’il remplit scrupuleusement pour un salaire modique. Les modérateurs de contenus sont des sentinelles. Ils protègent les utilisateurs de contenus violents, indécents, inappropriés. C’est leur mission. Ils sont tenus au secret. Impossible de parler de leur travail à leurs amis, à leur famille. Personne ne doit rien savoir de leur tâche, sinon cela éveillerait la curiosité du public. Ça fait désormais cinq ans qu’il est modérateur de contenus. Il a vu un nombre incalculable de photos et de vidéos. Les images apparaissent à l’écran, il les visionne et supprime celles qui enfreignent les directives de la plateforme. C’est comme sur l’application Tinder, le portrait d’une personne apparaît à l’écran, si l’on fait glisser la photo sur la droite c’est qu’on apprécie cette personne, qu’on a envie de lui parler : Swipe. On fait glisser la photo sur la gauche, c’est qu’elle ne nous plaît pas : Swipe. Like. Dislike. On aime, on aime pas. Sur son écran l’image apparaît plein écran. Il met quelques secondes à en comprendre le sens, l’origine. Adel doit décider si elle peut être gardée ou si elle doit disparaître du réseau. Il clique sur le bouton ignorer pour l’accepter et sur le bouton supprimer pour la faire disparaître du réseau. D’un clic de souris. Dans le bureau, c’est le seul bruit qu’on entend, dans le ronflement monotone des ventilateurs des unités centrales. Il doit faire vite. Il examine vingt-cinq milles images par jour. Pas de temps à perdre. Son travail c’est de faire le ménage, c’est ça l’objectif. Nettoyer la saleté. Faire disparaître de la toile tout ce qui pourrait être choquant. Contrôler et filtrer les contenus mis en ligne. Il est là avec ses collègues pour aider les gens, c’est ce qu’il imaginait en acceptant cette place. Il empêche la diffusion d’images sur l’exploitation des enfants. Il identifie des contenus à caractère terroriste et il empêche le cyber-harcèlement. Un algorithme ne peut pas faire ça tout seul. Comme les plateformes de diffusion ont choisi de privilégier la liberté d’expression et de créer un espace de démocratie participative et vivante, en préférant ne rien censurer à priori, ils ont mis en place des règles plus libérales pour la diffusion des contenus sur leurs sites. Quand il a commencé son travail, il a reçu une courte formation, plutôt une présentation du service, il ne savait pas du tout en quoi consistait ce métier, il n’en avait jamais entendu parler. Il avait besoin d’argent après le départ de sa femme. Il a vécu quelques temps avec l’argent récolté suite à la vente de la collection de mon père, mais il ne ne voulait pas vendre la maison. Un ami lui a parlé de ce travail tout en restant assez mystérieux sur ce qu’il aurait à y faire. Sur place, une femme d’origine asiatique, lui a expliqué le type d’images qu’il aurait à visionner, les outils qui seraient mis à sa disposition et ce à quoi il fallait s’attendre. Il se souvient que dès le premier jour, il a eu envie de démissionner. Ces images étaient insoutenables, il est allé voir son supérieur, et il lui ai dit qu’il ne pouvait pas supporter de regarder ces images. Il a répondu qu’il n’avait pas le choix, que ça faisait partie du boulot et qu’il avait signé un contrat. C’était à prendre ou à laisser. Quand on ouvre les vannes et qu’on offre aux gens une vitrine pour exposer leur vie et partager en ligne tout ce qui leur passe par la tête, ils n’ont plus aucune limite et ils le font pour une multitude de raisons différentes. Les plateformes de diffusion délèguent la modération de leur contenus à des sociétés extérieures, ce qui leur permet de ne pas rémunérer directement les employés. Ces modérateurs travaillent dans l’ombre des médias sociaux. Les millions d’utilisateurs de ces plateformes n’ont aucune idée de leur existence. Ils se posent d’ailleurs peu de questions sur ceux qui, dans l’ombre, font le ménage sur les plateformes qu’ils utilisent. Un modérateur de contenus doit suivre les principes érigés par la société qui l’emploie pour déterminer ce qui peut être accepté en ligne ou ce qui doit être rejeté. Ensuite, c’est lui qui valide ce que les gens pourront voir ou ne pas voir. La plus grosse erreur que l’on puisse faire c’est de laisser passer des photos qui ne correspondent pas aux critères de diffusion érigés par les plateformes. Adel a vu des centaines de décapitations. Et pas seulement des photos, des vidéos également. Il se souvient d’une vidéo qui durait deux minutes. Le bourreau y tenait un interminable discours avant de décapiter ses victimes. Les victimes pouvaient s’estimer chanceuses lorsque le bourreau utilisait une lame bien affutée. Le pire, c’est quand il utilise un couteau pas très tranchant comme un couteau de cuisine, dans ce cas ça peut durer plus d’une minute pour que la tête finisse par être tranchée. C’est très éprouvant de regarder ces images là. Adel a vu des corps corps nus, des corps mutilés, brûlés, scarifiés, découpés, des orgies, des déviances sexuelles de toutes sortes, des agressions sexuelles, des abus sur mineurs, des violences, des cadavres, des appels au meurtre, au viol, au génocide, des images pédopornographiques, des images de maltraitance d’animaux ou d’humains. Il a vu des attaques aériennes, des explosions, des incendies, des bombes artisanales exploser, faire des ravages sur les bâtiments comme sur les habitants, que les populations soient visées ou non, des tirs de mortiers détruire des quartiers entiers, le souffle de l’explosion, le nuage de poussière et de fumée s’élevant dans le ciel, les cris des blessés, les corps des victimes ensanglantés, jonchant le sol. Ce n’est pas un travail facile. Parfois il lui faut 8 secondes pour décider ce qu’il fait d’une image. S’il doit l’ignorer ou la supprimer. Et puis il passe à la suivante. C’est comme dans la vie. Il faut avancer. Il avance malgré tout. Les plateformes accordent une grande importance à la liberté d’expression. Elles ont un pouvoir de plus en plus grand sur ce qui peut ou pas rester en ligne, elles jouent sur la propension des internautes à aller vers ce qui est facile et ne demande pas d’efforts. Elles les enferment dans une bulle, une bulle de filtres produite à la fois par le filtrage de l’information qui leur parvient par différents filtres auxquels participent les modérateurs tout comme moi et renforcée par l’état d’isolement intellectuel et culturel dans lequel ils se retrouvent quand les informations qu’ils recherchent sur Internet résultent d’une personnalisation mise en place à son insu qui renforcent leurs opinions au point de les obnubiler. Avant chacun avait le droit d’avoir sa propre opinion, et aujourd’hui chacun a droit à sa réalité et à sa vérité. La technologie a un objectif : attirer l’attention d’un maximum de personnes. Qu’est-ce qui attire et retient l’attention de plusieurs milliards de personnes, qu’est-ce qui fait que les gens ont envie de prendre partie sur un sujet ? C’est le sentiment d’indignation, et qu’ils le veulent ou non, les plateformes des réseaux sociaux attirent l’attention d’un plus grand nombre lorsqu’ils publient des contenus provoquant l’indignation plutôt qu’en les supprimant. Ces plateformes diffusent tout ce qui attisent nos divisions, notre indignation, nos peurs. Elle crée un environnement où s’exprime le pire de la nature humaine. Le travail d’Adel c’est d’empêcher la diffusion d’images inappropriées, dangereuses, dégradantes, d’y faire obstacle. Dans ce travail, on n’a pas le droit à l’erreur, la moindre faute peut coûter une vie ou plusieurs, déclencher une guerre, donner lieu à du harcèlement, ou entraîner un suicide, donc l’opinion des utilisateurs d’une application dépend des choix opérés par le modérateur. Ce travail détruit le cerveau, on finit par penser que la violence est quelque chose de normale. Que tuer ou bombarder des gens est normal. On voit des images de personnes déchiquetées par les bombes. Adel peut passer une vidéo pour ne pas la voir, ne pas avoir à prendre partie, mais si un contrôleur s’en rend compte, ce sera noté comme une erreur et il n’a droit qu’à trois erreurs par mois. Il ne se souvient pas de toutes les images qu’il voit défiler mais certaines vidéos restent gravées longtemps dans sa mémoire. Un jour il est tombé sur une vidéo qu’il a prise tout d’abord pour une plaisanterie, il ne savait pas si c’était vrai ou non. Un gars voulait se pendre avec une corde, et ça se passait en direct, et beaucoup d’internautes regardaient, peut-être des milliers, il y avait des commentaires qui l’encourageaient à ne pas se suicider et d’autres qui blaguaient, qui l’incitaient à continuer. Et tant qu’il n’avait pas commis de suicide, les modérateurs n’avaient pas le droit d’interrompre le suicide en direct, parce que s’ils l’avaient interrompu, ils auraient pu avoir eu des problèmes. Leurs superviseurs auraient considéré ça comme une faute professionnelle. Le type à l’écran est monté sur la chaise et il s’est mis la corde autour du cou. On a commencé à avoir peur qu’il passe à l’acte, on restait médusé devant l’écran. Un temps suspendu. Puis l’homme s’est suicidé. Il a poussé la chaise sous ses pieds. Il a essayé de résister, mais sa nuque était déjà brisée. Adel sait qu’il ne doit pas laisser ces images l’atteindre, mais chacun réagit de manière différente, chez certains ça laisse des traces. Il ne voit plus certains de collègues. Lorsque il essaie de savoir ce qui leur est arrivé, la direction reste évasive. Une collègues des ressources humaines avec qui il en a discuté plusieurs fois, lui en a dit un peu plus, un soir en rentrant en métro après le travail. L’un d’entre-eux c’était suicidé. Ils étaient proches, elle se faisait du souci parce qu’il venait plus travailler depuis plusieurs jours. Son collègue s’est suicidé chez lui devant son ordinateur. Lorsqu’elle s’est rendu chez lui il était déjà mort. Il était spécialisé dans les vidéos d’auto-mutilation en direct. Voilà ce qui peut arriver dans ce métier. Rien n’a été ébruité.
L’architecte de la maison d’Adel
Cette maison, située sur la Butte Bergeyre, à proximité du Parc des Buttes-Chaumont à Paris, a été bâtie en 1952 par l’architecte Fernand Riehl. Un discret cartouche en marbre le mentionne sur le montant droit de la maison, un peu caché par l’épaisse haie d’arbustes qui délimite le contour du jardin. Il s’agit d’un des premiers bâtiments construits par le jeune architecte dont les bureaux étaient situés à l’époque à La Défense au début de sa construction.
Dans la période de l’après-guerre, les chantiers de reconstruction se multiplièrent, l’économie redémarrait, les chaînes de production se modernisaient, de nouveaux matériaux émergeaient. L’association d’une ingénierie de pointe et d’innovations techniques dans l’utilisation du verre, de l’acier et du béton ouvrait de nouvelles possibilités aux architectes et aux designers, tandis que la préfabrication permettait d’accélérer et de rationaliser le processus de construction. Les architectes et les designers s’en donnèrent à cœur joie et leurs propositions conquirent les foules.
Le père d’Adel avait acheté cette maison peu de temps après sa construction, lorsque l’architecte parisien, encore inconnu du grand public, avait été nommé responsable du plan de la Zone à Urbaniser en Priorité, qui gérait notamment la situation préoccupante des taudis qui se répandaient dans toutes les grandes villes au sortir de la guerre et sur lesquels l’abbé Pierre avait attiré l’attention des français en 1954 en insistant sur la situation préoccupante du logement en France, et tout particulièrement, sur le cas du logement social.
Les propositions de Ferdinand Riehl étaient basées sur une forme d’architecture de circulation, empreintes des idées du modernisme, de la culture technologique de l’époque, celle de l’urbanité des années 60, devenue lieu d’expression de la consommation avec la mondialisation naissante, la démocratisation de la voiture, dans un contexte de croissance économique.
Très rapidement, le jeune architecte avait été chargé d’élaborer le projet de ZUP sur l’île Beaulieu à Nantes. Il était influencé par des courants de pensée urbanistiques et architecturaux variés, mais il avait été obligé de respecter un contexte financier rigoureux associé à une vision évolutive des élus vis-à-vis de l’avenir de leur ville.
C’était l’époque où l’architecture de la maison se remodela radicalement. Les caractères de l’habitat contemporain avaient évolué pour des espaces ouverts, des cuisines intégrées, une ouverture entre intérieur et extérieur. C’est ce qui avait attiré le père d’Adel, qui cherchait depuis longtemps un lieu où vivre et abriter sa collection.
La maison de la Butte Bergeyre
Les fenêtres aux menuiseries métalliques datent de l’époque de la construction. Les volets roulants en pin des Landes. Un enduit en stuc romain avec poudre de marbre intégrée recouvre l’ensemble des murs et des plafonds. Des joints creux en laiton soulignent le bas des murs et des profils en laiton viennent marquer leurs arrêtes. Le sol du rez-de-chaussée, qui accueille le salon, la salle à manger et la cuisine, est d’époque, recouvert de petits carreaux de grès cérame Winckelmans. La cheminée en brique, en écho au revêtement de la devanture de la maison, dessine un L sur le mur blanc du salon, elle libère un espace pour dissimuler un large radiateur remisé sous une tablette en travertin. Les autres radiateurs sont encastrés dans les murs et recouverts de panneaux aluminium découpés au laser pour les cacher. La cuisine dont la couleur reprend le bleu de la cuisinière crée une harmonie dans la pièce pourtant assez peu lumineuse, à cause de la haie plantée tout près du mur et qui l’empêche d’entrer. Un passe-plat aux formes arrondies relie habituellement la cuisine à la salle à manger, mais elle a longtemps servi d’étagère pour ranger les livres que le père d’Adel collectionnait et qu’il entreposait dans la maison. Un escalier en travertin protégé par son garde-corps d’origine mène à l’étage. Une grande cloison métallique repliable de couleur bleu sépare la partie chambre et le bureau. Le sol en dalles de cuir apporte chaleur et douceur à l’étage de la maison. La salle de bains s’inscrit dans le prolongement de ces deux pièces, entièrement en marbre de Furrer. Sa porte aux angles arrondis, avec une poignée ajourée en bronze, évoque la décoration d’un bateau. On a l’impression que l’appartement n’a pas changé depuis sa création dans les années 50.
L’émission de radio complotiste
Tous les soirs Célia s’enferme dans sa chambre. Adel ne veut pas rester seul devant la télévision, alors il l’éteint et monte dans sa chambre. Il travaille à ces carnets dans lesquels il colle les images d’objets qu’il a collecté pendant une heure ou deux. Quand il se couche, il entend Célia dans la chambre d’à-côté. Les premières semaines, il l’entendait pleurer toutes les nuits. Il ne savait pas comment lui venir en aide, la consoler. Il n’osaist pas frapper à sa porte. Le matin, il essayait de savoir comment elle se sentait, il espérait qu’elle lui parle de sa peine, qu’elle exprime sa douleur. Il se disait que cela lui ferait sans doute du bien d’en parler. Mais elle coupait court rapidement. Elle ne voulait pas en parler, il ne pouvait pas la forcer. Il respectait son silence, mais s’il savait très bien que ce n’était pas bon pour elle, il fallait qu’elle en parle, qu’elle dise ce qu’elle avait sur le cœur. C’est étrange comme les choses prennent du sens quand elles finissent.
Aujourd’hui, elle ne pleure plus. Elle écoute la radio. C’est un vieux poste radio qu’Adel avait remisé après le départ de sa femme, dans cette chambre dont il se servait comme lieu de rangement de tout le fatras d’objets qu’il ne parvenait pas à jeter mais dont il souhaitait pas encombrer le reste de l’appartement comme son père pouvait le faire. Elle écoute la radio très tard la ne nuit. Un soir où il avait du mal à dormir, il a plaqué son oreille contre le mur mitoyen et il a écouté l’émission. C’est un peu comme si on retrouvait l’origine du langage.
C’est un homme qui parle du monde tel qu’il va. Pour lui rien ne tourne rond. Rien ne va. Il faudrait tout changer. Il faudrait se méfier. Il prétend que nous vivons dans un monde corrompu, un monde qui nous espionne et nous contrôle. Au début, elle était fragile, Adel a redouté qu’elle se mette à écouter ce genre d’émissions, quand il s’est rendu compte qu’elle l’écoutait tous les soirs, il lui a demandé de lui en parler, lui expliquer ce qui l’attirait dans cette émission. Elle l’a rassuré. Elle lui a dit que sa voix la rassurait, il y avait en elle une douceur qui la mettait en confiance, la calmait. Adel avait du mal à comprendre car il avait écouté lui aussi l’émission et il n’avait pas trouvé très rassurant ce que cet animateur disait au micro, les propos qu’il tenait sur le monde avait leurs relents complotistes m’ont fait peur.
Il y eut alors un violent tremblement de terre. Le soleil devint sombre tel un cilice. Et la lune devint rouge comme le sang. Les étoiles du ciel tombèrent sur la terre comme un figuier secoué par un vent violent dont les figues, encore vertes, tombent à terre. Et le ciel disparut, comme un parchemin qu’on roule. Les montagnes et les îles s’arrachèrent. Les rois de la terre et les grands de ce monde, les gens forts et les libres se cachèrent dans les cavernes et dans les gorges disant aux montagnes et aux pierres : tombez sur nous et cachez-nous de celui qui siège sur le trône, épargnez-nous la colère de l’agneau.
Car est arrivé le grand jour de Sa colère. Qui donc pourra survivre ?
Je l’écoute, il a un avis sur tout. Il remet tout en cause. Il invite ses auditeurs à plus de prudence, il espère plus d’implication des citoyens. Il prétend que rien n’arrive par accident, tout ce qui survient répète-t-il, est le résultat d’intentions ou de volontés cachées ; rien n’est tel qu’il parait être ; tout est lié, mais de façon occulte.
Nous entrons dans un nouveau chapitre de cette campagne de terreur dont la perversité ne connaît aucune limite, s’enflamme-t-il. Elle exploite nos peurs les plus profondes, notre désir morbide de voir toutes ces atrocités. Ils savent très bien comment exploiter la situation, c’est leur outil le plus puissant, ils savent qu’en effrayant la population, ils parviendront à semer le trouble et à nous diviser, attiser les tensions entre nous et de nous monter les uns contre les autres, pour arriver à leurs fins. Ils mettent en scène tous les drames de la société pour nous diriger. Le contre-terrorisme est devenu leur seule politique. Ils usent quotidiennement de la tromperie. Leurs armes ce sont les informations dans les médias, à la télé, dans les journaux, à la radio même. Ils masquent la réalité avec tous leurs écrans de fumée.
Il avait du mal à l’écouter, ses propos semblaient tellement ridicules, exagérés, en même temps creux et vides. Il ne sait pas quel âge il pouvait avoir mais ce qu’il disait lui étaient si étranger. Il utilisait des phrases dépassées et artificielles comme c’était mieux avant. Il prétendait que nous ne devions pas tomber dans les travers du complotisme dont il utilisait pourtant presque malgré lui le vocabulaire éculé, les symboles désuets. Les méchants n’avancent pas masqués, martelait-il à longueur d’émission. Ils s’affichent en couverture des magazines. Sont-ils en train de créer une dictature mondiale ? Existe-t-elle déjà ? Je ne sais pas si c’est important de le savoir. Les riches possèdent déjà la terre entière. Leur seul objectif pour eux est de maintenir un statu quo.
Encore une expérience. Les expériences, les faits… la vérité en dernière instance. Mais les faits n’existent pas, ici surtout. Ici, tout a été inventé par quelqu’un. L’invention d’un imbécile, vous ne le sentez pas ? Ah, savoir à tout prix de qui est cette invention ?
Sa voix partaient parfois dans des diatribes violentes dont il maitrisait mal le lyrisme ampoulé : Le jour de la catastrophe, les dirigeants s’enfuiront dans leurs refuges et nous laisseront endurer des épidémies épouvantables, ainsi que des catastrophes naturelles. L’horizon est sombre. Je n’appelle pas l’affrontement de mes vœux, mais je ne reculerai pas si on m’attaque. Il m’arrive d’espérer mourir avant que cela ne se produise.
L’inexplicable d’une situation. Expliquer à tout prix. Mettre du sens à ce qui n’en a pas encore. Refuser l’incertitude, le doute, remplir les blancs, combler les trous, les creux. Une approximation souvent préférable au vide. Une contrevérité mieux qu’une vérité qui gêne, qui dérange, une vérité instable, imparfaite, incomplète, avec ses incertitudes, ses imperfections. L’information, à force d’être répétée, sous tous les angles, dans tous les journaux, à la télévision, à la radio, sur Internet, rabâchée, finit par devenir abstraite, à perdre sa crédibilité. Un soupçon gagne du terrain, s’installe et s’agrandit. Cette répétition devient suspecte, elle laisse entendre qu’on veut cacher quelque chose à force d’insister. Une manière de cacher quelque chose qu’on ne veut pas montrer, qu’on ne veut pas dire, un secret inavouable, caché derrière un amoncellement de faits. Ce n’est pas possible, c’est invraisemblable.
À certains moment, souvent vers la fin de l’émission, tard dans la nuit, au moment de rendre l’antenne, il devenait plus sincère, il parlait de lui de manière ouverte et franche. C’était sans doute pour ces moments sensibles que Célia restait là à supporter le reste de ses propos incohérents et dangereux. Il devenait plus accessibles aussi. Une nuit par exemple Adel l’avait entendu dire : Pour être franc j’ai été triste toute la journée. J’ai peut-être l’air effronté à l’antenne, sûr de moi, serein, mais pendant toutes mes nuits d’insomnie, il m’arrive de m’asseoir sous le proche de ma maison et de pleurer. Le monde que nous connaissons disparaît chaque jour sous nos yeux, croyez-moi dans dix ans, plus rien ne sera plus pareil, le monde que nous avons connu, dans lequel nous avons grandi, aura bientôt disparu, effacé.
Lorsque j’étais enfant je me posais des questions : Pourquoi suis-je moi, et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ? Quand commence le temps, et où finit l’espace ? La vie sous le soleil n’est-elle qu’un rêve ? Ce que je vois, entends, sens, n’est-ce pas simplement apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment et des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir, je n’étais pas, et qu’un jour moi, qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?
L’imparfait fabrique une image présente. Tout problème profane un mystère. À son tour le problème est profané par sa solution. Célia n’écoutait pas vraiment ce que disait cet homme dans son émission. C’est le son de sa voix à la radio, apaisante et monotone, envahissant la nuit sa chambre plongée dans une paisible pénombre, qui la berçait et lui permettait de trouver un sommeil inespéré. La plupart des gens semblent partager mon malaise. Je ne suis pas le seul à regretter la qualité de vie que nous avions lorsque j’étais enfant. La nourriture, les vêtements, le cinéma, la musique, tout était meilleur. Les champs étaient plus verts, même les pommes ne sont plus bonnes. Mais il retombait vite dans ses travers : Quand est-ce que tout a dérapé ? Il doit y avoir un responsable. Quelqu’un tire les ficelles et s’en met plein les poches, remonter la piste, aller au cœur des choses et démasquer les comploteurs ; voilà ma vocation. C’est le travail de toute ma vie.
C’est fabuleux de voir toutes ces nouvelles voies de communication s’ouvrir. Nous commençons enfin à nous unir, nous ne restons plus enfermés chez nous seuls et terrifiés. Prouvons au monde que nous pouvons nous rassembler autour d’un objectif commun, jetons les fondations d’une communauté ouverte constituée de citoyens engagés et de gardiens sceptiques. Prenez toutes les personnes isolées derrière leur clavier, désarmés, unissez-les et vous obtenez une force redoutable, capable de déplacer des montagnes.
Nous ne supporterons plus cette situation très longtemps. Je ne parle pas au nom de Dieu. Je jette des idées, je commente le monde tel que je le vois et cela semble trouver un écho chez certains d’entre vous. Nous sommes plus nombreux à chaque émission.
Comme en rêve, il montrait à Célia un point hors d’atteinte. Elle l’entendait dire : Je viens de là. Elle aurait secrètement voulu le rejoindre à ce moment-là, mais il était déjà trop tard, elle le savait.
L’homme n’a qu’un corps, un seul. L’âme en a sa claque de l’enveloppe opaque avec oreilles et yeux grands comme cent sous. Et la peau couturée de cicatrices, tendue sur les os, elle file par la cornée se jeter dans les ruisseaux célestes, enfourner l’aiguille de glace, sauter dans le char de l’oiseau, et derrière les barreaux de son vivant cachot, elle écoute crépiter forêts et champs, trompeter les sept océans. L’âme sans le corps se sent honteuse, comme le corps sans camisole, ni projets, ni travaux, ni idée, ni parole, sans solution la devinette : Qui retourne dans son coin après avoir dansé sur une piste désertée par les danseurs ? Je rêve alors d’une autre âme, vêtue différemment : Elle flambe, elle saute d’hésitation en espérance, flamme brûlant sans ombre comme l’alcool qui court au ras du sol laissant sur la table pour mémoire une grappe de lilas. Cours, mon enfant, et ne plains pas la malheureuse Eurydice, elle propulse à coups de baguette ton cerceau de laiton par la planète, tant qu’en son écho à chacun de tes pas, ne fût-ce qu’au quart de voix, gaiement et sèchement la Terre continue de bruire à ton oreille.
Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps. C’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre.
Faire la révolution, c’est faire de la vie une aventure
Inessa, née le 18 août 1988 à Melun, est issue d’un milieu aisé, père médecin et mère cheffe d’entreprise dans la sécurité informatique. Elle aime dessiner et lire. Bonne élève. Selon ses camarades de classe, elle était douce et extrêmement timide. Elle entrecoupe ses phrases de doutes et de nuances. En 1993, elle rencontre Thomas et entame des études de Droit à Assas Paris II qu’elle abandonne rapidement. Elle entame ensuite des études de médecine puis de lettres à l’université de Nanterre mais en mars 2006, elle rencontre Thomas lors d’une manifestation anti-CPE en mars et avril 2006 et abandonne ses études pour vivre avec le jeune homme.
Thomas est né à Argenteuil le 20 juin 1985. Il est issu d’un milieu ouvrier. Passionné de karaté et de cuisine japonaise, il était étudiant en philosophie à l’université de Nanterre. Lecteur de Foucault, Deleuze et Guattari. Adolescent, la découverte des situationnistes est une révélation pour lui. La Société du spectacle de Guy Debord devient son livre de chevet. Il se souvient d’une phrase : « Faire la révolution, c’est faire de la vie une aventure. » Il se dit proche du Comité invisible. Ce n’est pas un « je » qui va se soulever contre l’État oppresseur mais un « nous collectif » disent ses amis de l’époque qui prétendent qu’il a participé comme une quarantaine d’autres auteurs à l’écriture collective de cet ouvrage. Il ponctue ses phrases de « mais ça, il ne faut pas le dire ».
Inessa (18 ans) et Thomas (21 ans) participent activement au mouvement anti-CPE de février à avril 2006. Puis après la fin de celui-ci, Thomas, qui rêvait d’un nouveau Mai 68, se radicalise selon les témoignages de sa famille et de ses amis. Lors d’un défilé, le couple qui se fréquente depuis à peine un mois, rencontrent un des manifestants qui partage leurs idées, Simon avec lequel ils se lient d’amitié. Ce dernier propose au couple de participer à une autre marche de protestation, le samedi 18 mars à Paris. Thomas et Inessa font à cette occasion la connaissance de Tervel Kalev un jeune homme intrigant de 27 ans. Le jeune couple abandonne alors ses études. Ils se marginalisent, fréquentent le mouvement autonome et s’installent à Levallois-Perret dans un squat. Ce besoin d’exister, de donner un sens à sa vie et qui bascule dans la tragédie Thomas et Tervel côtoient tous les deux l’extrême gauche, les anarchistes et le milieu alternatif. Tervel a rejoint depuis quelques mois le mouvement autonome. Mais au sein de la mouvance autonome, les activistes se méfient de lui qui se vante selon eux plus qu’il n’agit réellement. La défiance à son égard s’intensifie. Qui est réellement Tervel ? Un indicateur de la police ? Un mythomane ? Thomas se laisse séduire cependant par cet écorché vif, ce révolté. Tervel demeure à Aubervilliers depuis 1989 et la porte de Pantin se situe sur son parcours. C’est lui qui leur propose le braquage de la succursale départementale de la Banque de France à Pantin.
Un collectionneur compulsif et un appropriateur d’images trouvées
Adel se rapproche davantage d’un collectionneur compulsif et d’un appropriateur d’images trouvées. Il ne collectionne par les timbres ou les papillons mais les images de tigres, de sourires, de roses ou de bouteilles de vin. Il déchire tout ce qui lui passe sous la main. Il compulse magazines, journaux, livres, encyclopédies. Il a commencé à compiler des images à la fin des années 1990, selon des typologies précises. Dans la colossale ampleur de sa collecte d’images, il fabrique des carnets qu’il appelle ses livres d’images. Ces livres modestes comprennent une ou plusieurs reproductions d’un certain type : les genoux des femmes, les moustaches des hommes, les chaussures, les culottes, les robes, des chaussettes, les bas, les chaises, les tables, les bancs, les roues, les pipes, les horloges, les fruits, les légumes, les marines, les ciels, les photomatons, les portraits de stars de cinéma. Ces photographies, isolées dans leur cadrage sont présentées sans légende à l’intérieur de ses carnets. Il s’agit la plupart du temps de photographies récupérées, issues de journaux ou achetées dans des marchés aux puces. Des séries de photos en apparence similaires. Certains appellent cela un art d’appropriation. Même si Adel n’a jamais souhaité exposer ses œuvres, il a réfléchi par sa pratique amateur, aux enjeux de l’originalité et de la copie, de l’unicité et du multiple. Il dit que c’est comme en amour, quand quelqu’un vous intrigue. Il aime les photographies qu’il ne comprend pas, celles qui lui échappent. Alors, il les garde pour lui, jusqu’à ce que ce soit plus clair.
La beauté de l’accumulation
Adel tentait de se souvenir de son père, retrouver des éléments de son passé, essayer de l’atteindre et de le faire revivre, en le recréant. Il trouvait une forme de réconfort dans ce combat contre l’oubli, une impression de contrôle du temps, de posséder ce qui ne voulait plus appartenir. Pour Adel, vouloir se souvenir était lié à la peur de se perdre et d’échapper à lui-même. L’accumulation et l’emboîtement de toutes ses actions et décisions est ce qui le définit. Pouvoir raconter sa vie, son passé, est la manière la plus courante de dire qui on est. Ne pas se souvenir, provoque l’impression de ne pas avoir d’étoffe, pas de couches de vie ni d’épaisseurs. Les souvenirs s’empilent les uns sur les autres pour lui donner de l’épaisseur, pour composer cette combinaison qui définit son individualité. Pendant longtemps son père a essayé tant bien que mal de sauver les vestiges de ce qui avait été leur présent et qui était désormais son passé.