A marcher toute la journée jusqu’à près de six heures, parce qu’il nous est interdit de travailler – selon l’Article L554-1, conformément à l’ordonnance n° 2020-1733 du 16 décembre 2020, l’accès au marché du travail ne peut être autorisé au demandeur d’asile lorsque l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, n’a pas encore statué sur la demande d’asile dans un délai de six mois. Alors depuis des mois nous marchons jusqu’à la tombée de la nuit, en essayant de fuir les grands boulevards parce qu’à force d’allers-retours jusqu’à six heures, les commerçants nous connaissent par cœur et craignent qu’on s’écarte du droit chemin, qu’on rentre dans la boutique, qu’on saisisse des objets, qu’on jette des objets, qu’on ouvre des boîtes, qu’on arrache des boîtes, qu’on sorte un couteau, qu’on plante un couteau, on arpente les rues et doucement quand on passe, ils portent la main au flanc, ils regardent les étrangers derrière les vitrines, derrière les objets, avec nos yeux remplis de sommeil, nos visages anguleux, nos bras fins, l’arrête du nez, les yeux fennecs, nos droits d’asile. Et toujours, à force de bifurquer, nous nous retrouvons devant la médiathèque de l’institut universitaire européen de la mer. Parce que je crois que nous serions très fiers de travailler dans cet institut de la mer, la santé par les algues, les bêtes marines, la recherche d’onguents, la sorcellerie, c’est infini, si séduisant que nous en restons rêveurs, debout devant le mur de granite immense, sans entrer, n’osant le faire, n’osant pas. Ou alors, parce que nous avons grimpé un peu plus haut dans la ville, nous devons bifurquer à droite quand on descend vers le centre et son énorme cinéma, et soudain, entre la rue Jaurès et la rue de Siam, il y a ce bloc géant, ce dôme brutal, orgue d’église, cathédrale de béton armé : l’hôtel de ville de Brest. A chaque fois cette laideur – comme la célèbre laideur de Mirabeau, de tous les orateurs, nous laisse sans voix. Ahnyia et Tyhesha se sont retranchées sur les marches devant le frontispice, dansant, sautant dans les jets d’eau qui giclent sur la pente, qui font tellement penser aux fontaines cyclothymiques de Karlsruhe, où se jettent les enfants acrobates, où fusent les étoiles rasades, les feux liquides qui déglaisent la chaleur. Elles noient les joues, les yeux, sont belles de jours dégoulinants, les cheveux flambants d’eau fraîche, et nous restons là à regarder la façade immonde de l’Hôtel de ville. Au début Selim pensait qu’en se définissant comme « hôtel », la bâtisse était en vérité une forteresse close, les gens d’ici pourraient s’y abriter en cas de désordre, de tempête, de bataille. Jaafar imagine qu’au moyen-âge – période qu’il situe aux environs de mille sept cents, la population a dû vivre un massacre, et qu’on peut se réfugier là pour échapper aux tortionnaires. L’apparence de château-fort a cette force suffisante pour convaincre. Sadeq pense toujours au Temple, à la méditation centrée sur la pierre, l’œuf du dedans, la coquille de nacre qui enrobe la tête et le cœur quand on contemple un paysage qui saurait t’abriter. Arshad me dit qu’à Kaboul, il n’y a plus d’hôtel de ville, ni de théâtre depuis les frappes, que les beaux bâtiments sont devenus des nids de guêpes tout perforés, qu’avant c’était beau comme une station balnéaire, avec le port, l’art de la sculpture, le charme, les stations de bus, les bus étaient beaux et expressifs, les églises rayonnantes, les mosquées, la musique, de belles femmes, les belles femmes, les femmes de la ville, les chambres d’étudiants, les étudiants, l’université, c’était une ville universitaire, la cité de l’enseignement. Sadeq nous dit qu’à Juba, dans le sud-soudanais, il ne connaît que les villas des chefs Dinka, mais elles furent ravagées par les combats, pourtant elles étaient simples et belles comme de petits lego bleu chemise posés sur la terre, avec leurs toits en tuiles rousses, toutes espacées, aucune maison ne jouant à touche-touche, sur la terre marron comme les mottes d’ici, juste un peu plus claire, mais lui ressemblant, et partout dans la ville, il se souvient de la peuplade des vaches aux cornes géantes, qui courent dans les rues sans faire de poussière. Et tandis qu’on repense tous à la terre, aux graviers, aux caillasses de nos campagnes, on plante les yeux dans les sandalettes de Mahyar. Qu’il fasse froid, qu’il neige, qu’il pleuve à deux cents sous, Mayyar porte des sandalettes, nu-pieds sans chaussettes. Il vient des montagnes d’Afghanistan où l’hiver te recroqueville toute l’année, avec des températures glaciales qui froissent les poumons. Alors Brest, c’est pour lui à plein temps l’été d’une ville balnéaire. Ce qui nous sidère, c’est qu’il est infatigable. Même si nous marchons toute la journée, il se réveille à trois heures du matin et va se balader la nuit. Muni de son téléphone, il filme et arpente les quartiers résidentiels, les bords du petit bois, les allées qui mènent à la plage, les places désertes, les oiseaux, jusque vers cinq heures il filme ses balades. Il a même créé sa chaîne youtube et le matin nous la consultons au petit-déjeuner, nous voyageons avec lui en décalé. « La nuit c’est calme, j’aime bien… les choses sont encore plus belles… » On rit avec lui, parce que Mahyar, en persan, ça signifie « l’ami de la lune ». Une vieille dame, toute petite, vient nous aborder avec le sourire. Elle porte sur la tête une coiffe en dentelle blanche, très ancienne, nous lui disons à quel point nous trouvons cela mignon, alors elle relève le petit doigt de chaque main et entame avec les pieds une forme de gavotte, nous dansons avec elle, et puis nous l’interrogeons sur la mairie. Nous ne comprenons pas pourquoi cet hôtel a des allures de tribunal imposant, pourquoi il a fallu construire un bâtiment communiste, symbole d’autorité, quand tout le passé ne réclamait que paix, et renaissance. Alors la vieille dame raconte l’urgence, le tout à reconstruire très vite, les bidonvilles autour de Brest près des facultés, en 1945 les villes portuaires ont été bombardées comme Le Havre, aussi les murs ont gagné leur identité, c’est comme on dit « l’urbanisme d’après-guerre » avec son béton et ses plans en damiers. « Et puis vous savez, en 1942, les services municipaux ont cédé la place à la police d’Etat, alors ils se sont installés dans l’école professionnelle des filles. Durant le siège de 44, ils se regroupaient au hasard des immeubles, et à la Libération, une mairie provisoire s’est ouverte près de la gare de Landerneau. Puis ils ont pris possession des baraques rue Malakoff, dans les jardins des Petites Sœurs des Pauvres. C’est en décembre 1961 que l’hôtel de ville est enfin inauguré ! » Alors elle se met à rire : « Vous aussi, vous réussirez à vous relever, à avancer vers un avenir prospère ! » Et la galante dame nous a quittés en chantant dans les jets d’eau.