#L9 | Féérie perpétuelle 2

©Luca Barberini

29/08 [MAL]
Tu as tous les droits, sauf celui de te faire mal, dit-elle à l’enfant qui semble immédiatement comprendre l’ampleur de cette responsabilité. 

**« C’est mal » s’écrit souvent : « c’est très vilain », en rose sucre, avec un petit sourire. Mais parfois, trop souvent, en lettres de honte sur mon visage durci par le scandale.

*** Les mots vidés de leur contenu, la parole sans poids, la langue à ronron, le robinet d’eau tiède, le prêt à penser, les fausses alternatives, le duel perpétuel…

28/08 [ÂNE]
Une amie se fait moquer parce qu’elle a tenté une randonnée avec un âne. Les autres compagnons de ce voyage me semblent pourtant de bien meilleurs objets de raillerie. Et sa foi dans l’humanité, un vain courage à saluer. Chacun son bât. 

**Spontanément, ces masques que nous portons pour nous prémunir du virus des pangolins m’évoquent le bonnet d’âne. L’association reste libre. Bonnets de tous pays, donnez-vous la main ! Mais enfilez d’abord des gants de latex fins, ultrafins de la matière même des préservatifs « nude ». À moins qu’on leur préfère finalement la callosité des poignées de mains gantées de modèles perlés… 

***Par extension, le mot ânerie est doux, avec de grandes oreilles duveteuses et de beaux yeux noirs peinés par l’erreur. Il ôte le tragique qui pourrait surgir mal à propos, renvoie la culpabilité inopportune à un malentendu enfantin. Une ânerie se répare à chaud ou à froid, comme on ferre un âne, mais là aussi, ce n’est pas forcément nécessaire : on comprend à son nom qu’on va pouvoir faire avec, vivre avec une ânerie. La promotion de ce mot ajouterait un barreau manquant sur l’échelle qui va du « pas de souci » au « il n’y a pas de mot ». 

27/08 [APRÈS] 
Marcher fait drôle. Nul doute : ce sont les cyclistes qui ont inventé les cosmonautes. 

**Pour après, voilà ce que je souhaite garder : le geste continu de l’écriture, la joie de préparer la nourriture la plus simple, la clé de cette maison dans ma poche et l’épitaphe en vigueur dès mon vivant « E solo un truco » 

***Tu m’as dit : ne t’inquiète pas pour après. C’est la rentrée qui va avoir peur de nous. Elle nous attend en trépignant d’un pied sur l’autre avec tous ses présupposés, elle a prévu plein de trucs pour nous faire tourner la tête, pour nous attirer dans son tourbillon de trop-plein, mais nous, on va à peine la regarder. J’ai répondu : Oui, on lui dira qu’on n’a besoin de rien, comme au vendeur de bible et d’aspirateur. 


26/08 [COMPLAISANCE ]
« Vous pouvez vous arrêter à l’écluse de Beloeil pour regarder passer les bateaux de complaisance… » 

**J’envisage à ce sujet de donner un cours intitulé « Le collier de nouilles et le choc esthétique ». J’ai bien peur qu’il ne tienne en deux phrases. 

***Retrouver la scène, retrouver le public, on n’en pouvait plus. C’est notre plaisir la rencontre avec le public, jouer… Arrête Simon ! Le plaisir de tout donner au public qui attend tellement de nous. C’est toute notre vie à nous autres, artistes, nous ne pouvons pas vivre sans ressentir l’émotion intense… Simon, maman te voit ! L’émotion intense de la scène, de l’incarnation du personnage… Nous sommes des créatures d’émotions, jouer c’est d’abord ressentir, ressentir intensément, vibrer… Alors tous ces mois à la maison… Qui supporterait une existence sans plaisir ? Personne ! C’est pour ça qu’on fait ce métier. Pour vivre d’autres vies. Aujourd’hui je suis Carmen, demain Desdémone, oui, je rentre dans la peau de mes personnages… Simon, maman est occupée, tu vois bien que maman donne une interview au monsieur. Je suis désolée, j’ai un problème de nounou, elle est partie dans sa famille, elle me met dans une situation impossible, mais elle est formidable, formidable, avec mes horaires et puis c’est un métier très prenant, enfin là, son départ à deux semaines de la première… Simon, maman a dit non ! On ne touche pas ça ! Excuse-le. Où en étais-je ? Ah, l’incarnation… Simon !!! Ne mets pas ta main là ! Tu gênes maman en faisant ça… S’il m’arrive d’être déçue ? Jamais ! Bien sûr parfois… Mais on prend son plaisir où on peut, dans les petites choses, un mot gentil d’un partenaire, le coup d’œil enchanté des habilleuses devant un costume bien porté, ça fait plaisir, tout de même. Les applaudissements du public, si on joue, c’est pour lui, pour qu’il ait un peu de plaisir dans une vie si… Simon, arrête avec ton zizi ! Le monsieur te regarde ! Tout le monde te regarde ! Excusez-moi, je ne sais pas ce qui lui prend, d’habitude c’est un enfant très sage. Il doit être jaloux de ne pas être pris en photo avec sa maman… non, non, il n’est pas habillé pour ça : il s’est mis du chocolat partout. Quatre ans. Presque. Vous savez ce que c’est… Les répétitions avec Stuart ? Très exigeant. Très très exigeant. Un grand professionnel. Beaucoup de contraintes. Un décor en pente. Enfin une scénographie. Il ne croit pas au personnage… C’est un peu comme de chanter malade, tout le monde vous admire, mais on n’a pas son plaisir. Simon, sois gentil, ne donne pas ton gâteau à Tchekhov. Enfin, la critique est dithyrambique ! Donc, ça vaut la peine. J’espère que le public suivra. J’ai une admiration folle pour Stuart. Sinon je n’aurais jamais accepté… Simon, ne lui donne pas ton gâteau ! Tu sais que Tchekhov est malade quand il mange des gâteaux. C’est un Shiba, vous connaissez ? Leur estomac est très délicat… Mes projets ? Des masterclasses ! J’adore enseigner, transmettre… C’est un tel plaisir de voir un élève qui s’ouvre, qui s’épanouit, comme une fleur, s’offrir à l’attention du public, totalement, parce qu’on a su lui glisser à l’oreille la parole d’encouragement qu’il attendait. (Soupir satisfait) Et voilà, Tchekhov a vomi ! Tu es content ?


25/08 [TAPISSERIE] 
Quand on passe rapidement on voit la poussière. Quand on s’arrête, on voit la ville et la guerre. Si on insiste, les vols, les viols, les crânes fracassés et les membres mutilés. TAMAT/TOURNAI | Le Faussaire et l’Aveugle 

**Tant que rien ne bouge, on voit des figures paradisiaques, ou joyeusement mythologiques. La facture très classique donne aux œuvres immobiles de Mat Collishaw l’apparence d’une parfaite meringue, d’une vitrine lisse de la rue du Faubourg Saint-Honoré… Et puis le manège se met en branle, ça tourne jusqu’au vertige et là c’est l’orgie, la violence inexorablement reconduite. Là devant, je me sens comme le foie de Prométhée. Je pense à l’opéra, si terriblement figé dans ces ors que la première image qui vient à l’esprit quand on l’évoque, c’est la meringue parfaite d’un gâteau de plusieurs étages, ou une vitrine désignée de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Il s’est confondu avec les macarons Laduré qu’on peut y acheter à prix d’or au bar à moulures. Mais hier, j’ai participé à décevoir cruellement une jeune personne qui croyait comme à un Noël que les moulures étaient sculptées à même les plafonds des immeubles haussmanniens qui la font rêver. Les immeubles demeurent de pierre. La matière de l’opéra est impitoyable, elle porte en elle un mécanisme qui rouille à ne pas être utilisé. 

***Somnambule d’exception, je n’avais pas exercé mes talents depuis de nombreuses années. À moins que… vivre en couple est l’occasion unique de se découvrir ce talent, quelqu’un est intéressé par votre vie nocturne, concerné, voire impliqué dans ses aléas, à la mesure qu’ils dérangent son sommeil. Je pratique un somnambulisme doux, consistant essentiellement à me tenir debout à une ou deux encablures du lit et à fixer quelque chose. Quand c’est le lit lui-même, ça peut-être assez inquiétant pour la personne qui s’y trouve et, dans un sursaut animal, se réveille alertée du poids de ce regard. Debout donc, sans le moindre souvenir de m’être levée, je fixe quelque chose. Une fois, c’était un store dont les ajours laissaient passer de petits points de lumière : la rue sur laquelle donnait cette fenêtre était arrosée de l’orangé de grands réverbères — ces lampes à décharges au sodium avec leur lent levé, et leur climax figé qui grise tout ce qu’il touche me fascinent : elles sont la pleine lumière qui dit la nuit pour les gens de ma génération. Je les utilise souvent en scène. La halle de la montagne, chez le Roi des Trolls dans Peer Gynt, par exemple, nous l’avions éclairée ainsi. Et plus récemment, la nuit dans le tronc d’arbre creux de Hansel et Gretel — . J’entends une voix douce et inquiète qui dit mon nom. Comme il n’y a pas de problème, cette sollicitude m’agace, d’autant qu’elle insiste, veut savoir si ça va… Mais la voix sent aussi mon exaspération dans mes réponses et redouble d’inquiétude. Est-ce que je ne veux pas revenir me coucher ? Oui, oui, je réponds sans quitter la fenêtre des yeux. L’inquiétude absurde de l’autre épaissit l’air de la chambre. Je soupire, il faut vraiment tout expliquer : oui, oui, mais c’est si beau, il y a des biches, et des flambeaux. Au matin, je me souviens de tout sauf de l’image à la manière de la Tapisserie de Bayeux elle-même. Mais j’en garde la sensation émerveillée.

24/08 [RAVEL] 
Réseau Autonome des Voies Lentes. De l’art belge de l’acronyme.

**Ravel dit n’avoir pensé qu’allitérations et assonances en choisissant le titre Pavane pour une Infante défunte. Cependant c’est bien une infante défunte qui s’est présentée à son esprit et non une aviatrice évaporée, un cluster iconoclaste, une sorcière rissolée… Même s’il n’y voyait rien d’autre que des sons, ce sont ses mots. Et les mots demeurent d’indiscrets paravents aux infantes comme aux défuntes. 

***À Montfort l’Amaury, on peut aller au « Belvédère » chercher Ravel dans le décor d’Enfant et Sortilèges de sa propre maison. Ou bien faire comme l’enfant : être au jardin en attendant d’être à la forêt et lever les yeux vers les étoiles, comme une chauve-souris qui n’a pas perdu, mais trouvé sa compagne.


23/08 [CYGNE] 
Plumes sur l’eau verte
La toilette du cygne d’hier
Piste balisée

**Ils sont si nombreux cette année dans cette petite boucle de l’étang
Nous partirons tout de même dans quelques jours
Les petits ont des palmes disproportionnées
Leurs cris ressemblent aux klaxons des voitures d’enfants
Et s’obstinent à me distraire de ma tristesse et de mon inquiétude
Ce monde si mal doté en cygnes vers lequel nous retournons bientôt 

***Rares sont les cygnes
Où donc sont-ils allés cacher
Le blanc cet été ?

22/08 [BELGE]
De ce qui est ami, voisin, frère, familier, étrangeté, surréaliste, chaleureux, âpre, mais doux, doux et âpre malgré tout, fort en gueule, fort discret, bizarrerie, léger décalage… 

**En visite à Gand, je n’ai pas pris mon sac imprimé « je parle français » pour ne pas tordre de bouches, manquer d’égard à la Flandre-Occidentale, faire un faux pas, commettre un impair. Dans mes petits souliers, j’essaie de l’allemand, ou de l’anglais… immanquablement on me demande si par hasard je ne parlerais pas plutôt français… 

***Il y a quelque chose de bouleversant dans le liminaire. Cette barre de seuil, barre deuil ? Ne cesse de se représenter à moi depuis le début de l’été, comme des voisins d’une même famille pour qui emménage dans un quartier nouveau, se reconnaissent par leur ressemblance plus que par leur nom. Sans convoquer les archivistes, deux instants liminaires me restent en tête : celui des enfers et de l’espérance apportés (oui vraiment comme ces portes de théâtres fixées sur un châssis qu’on trouve dans les vieux cours de scène) en clôture de son parcours dans l’école, et celui du seuil d’une chambre un instant confondu dans une perspective écrasée avec celui de son balcon, ouvrant un grand appel d’air vert. Une autre expérience de cette nature se vit sur la durée pour qui jouxte une frontière. Le Belge est tout près, il suffit d’étendre le bras et nous voilà ailleurs. Au point qu’on pourrait oublier qu’il existe, écrite sur du papier, une ligne sur laquelle les vélos roulent sans à-coup. Quelques lignes de François Maspero dans Balkans-Transit l’ont fait réapparaître dans un étonnant ricochet bulgaro-belge : « (…) la barrière de la frontière bulgare avait été remplacée par une simple chaise de jardin posée au milieu de la route. Un douanier la retirait placidement à chaque passage de véhicule pour la remettre ensuite. »

Codicille : Depuis bientôt trois ans, je tiens le Journal d’un Mot. Les ** indiquent les années. Je poste chaque jour une entrée. Ce sont toujours les mêmes mots, je les retrouve, je retrouve mes entrées précédentes, je fouille, j’ajoute, je diverge… C’est un projet en l’air né de la dernière proposition de l’Atelier Ville. Je compte publier un recueil en décembre des trois premières années. Après, je ne sais pas. J’ai déjà publié dans le cadre de #L6 une semaine de ce journal ici. Avec #L9, j’y reviens. Parce que c’est ce que je connais de plus proche de la Féérie générale. Je l’ajoute à mes autres #L9 | Écrire l’été III qui prolonge le journal d’écriture commencé à l’occasion de la proposition #6.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

5 commentaires à propos de “#L9 | Féérie perpétuelle 2”

  1. Comment dit-on ? Plasticité ? Élasticité ? Ce texte qui en contient d’autres et qui avance en se dépliant et en s’étirant est remarquable – et quel plaisir de lecture ! La rentrée à traiter comme un vendeur d’aspirateur me restera en tête (pour le meilleur) dans les semaines qui viennent. Et plaisir de cet extrait de Balkans Transit, bien sûr.

  2. Vraiment une belle énergie, et quelle malice ! se déploie dans ce beau journal… j’y retrouve tant de pensées intimes.. une grande amie somnambule me raconte également ce que vous décrivez… et puis, l’amie qui part en randonnée avec son âne, ne serait-ce pas Isabelle Cotentin, auteure de La vie retrouvée ? Belle soirée Emmanuelle 🙂