Nouveau continent
Ohé les gars, nous sommes découverts!
(Un Indien, apercevant Christophe Colomb)
Georges Perec, Espèces d’espaces
Failles
L’Histoire serait un paysage ponctué de sources, de clairières, de cavités, de forêts brumeuses où chuchoteraient mille fragments d’archives. On y dénicherait une drôle de jungle vieille de 500 ans: ici, les plus forts savent écrire et croient en Dieu, cuisinent, avalent, digèrent tout ce qu’ils découvrent et les vaincus, poussés dans l’obscurité des failles, abîmés. Ces derniers, les deviner entre les lignes du journal de Bernal Díaz Del Castillo (à supposer qu’il en soit l’auteur). Décrit dans la préface comme grand et fort, bien fait de sa personne, Bernal quitte l’Espagne pour le Nouveau Monde en 1514. Il fait partie de ces dénommés hidalgos (hijo de algo), futurs propriétaires d’immenses territoires. À leurs côtés remuent des milliers d’hommes sans patrimoine à la recherche d’une peau neuve; là-bas on peut, parait-il, repartir à zéro, gouverner des terres même si on est fils de rien. Le self made man prend ici sa source, en 1492, l’année dite Cruciale: en janvier, Grenade tombe, Isabel la Catholique a enfin reconquis son royaume, en mars, elle signe un décret interdisant le séjour des juifs sur ses terres sous peine de mort, en juillet, des centaines de milliers de familles s’exilent, en août la première grammaire espagnole est publiée, en octobre, Christophe Colomb et ses camarades croient arriver aux Indes et dénichent des terrae nullii. Une bulle papale permet à chaque couronne catholique de s’approprier ces territoires impies où les Espagnols fondent très rapidement des colonies. Chacune doit compter au moins une femme pour deux hommes, préconise Colomb à la Reine, afin d’éviter les unions avec les Indiennes, sources de conflits. Les registres font peu mention de ces femmes colons — tiens, colon est uniquement masculin. Juives, sorcières, musulmanes, aventurières tapies derrière de fidèles épouses sont pourtant elles aussi parties en masse. Le hasard des sources nous fait parvenir Catalina et Maria, gitanes condamnées en 1498 pour meurtre, graciées par la couronne à la condition qu’elles embarquent pour les Indes Nouvelles. Leur destin s’abîme ensuite. Nous ignorons comment s’est déroulé le face à face entre les porteurs et porteuses de cultures orales Amérindiennes et Tziganes, entre vaincus.
Véridique
Trente ans après la Conquista, lové dans son hamac, entouré d’une poignée d’esclaves, Bernal est gouverneur d’une partie de l’actuel Guatemala. Las d’observer les toucans, il a peur qu’on oublie son nom; après tout il a fait partie des premiers à s’aventurer dans ces contrées sanguinaires et délicieuses. Il n’est plus tout jeune, il faut marquer le coup avant d’aller au paradis, alors il attrape un papier, une plume, pose le titre : Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne. Le terme véridique (verdadera), vibre comme le pelage d’un jaguar giflé par le vent, il écrira quelque chose de nouveau, ne donnera pas au Roi ce qu’il veut entendre en reproduisant le récit officiel de Cortès. Il prendra « le chemin de la vérité ». Dans son introduction, qu’il rédige à la fin, il s’adressera d’ailleurs à Messieurs les imprimeurs pour leur demander de « ne pas mettre plus de lettres qu’il n’y a ». L’exactitude est son intention radicale. Si les caméras avaient existé, Bernal, heureux, aurait fait un film documentaire où il arpente une seconde fois avec de vieux frères d’armes les vallées humides en direction de Tenochtitlan, se souvenant, dans une voix-off émue, d’un Cortés aux prises avec ses hommes nerveux, des Indiens hargneux, les moustiques et un paysage à couper le souffle. En 1514, lorsqu’il débarque à Cuba, Bernal ne connait pas encore Hernán. Ce dernier, soldat parmi d’autres, brûle quelques villages, viole quelques Indiennes aux côtés des armées du gouverneur, très loin d’imaginer qu’en 2021, une trentième biographie est publiée à son sujet. Cuba, Hispaniola, Puerto Rico, la Jamaïque, les Bahamas se vident alors à vue d’oeil; les virus sont à l’oeuvre autant que les évangélistes et les esclavagistes; c’est le tout début, selon Universalis, de l’unification épidémiologique de la planète. En effet, Les virus de l’Ancien Monde s’installent dans le Nouveau, et vice versa. On découvrira seulement en 2015 que la nouveauté américaine qui a circulé le plus rapidement en Europe était le bien mal nommé mal français, la syphilis; embarquée dans une caravelle au retour de Christophe Colomb, elle se retrouve à Istanbul un an plus tard.
Failles
Terrae nullii humaines, les natifs sont vierges comme leurs forêts, sauvages comme leur faune, vivent presque nus, ignorent l’écriture et les lois de Dieu. L’effort intellectuel des conquistadores pour appréhender ces êtres est inimaginable. Le féroce musulman, jusqu’alors étranger absolu, est déjà bien plus civilisé. De leur côté, les hommes et les femmes qu’on a d’emblée appelé Indiens accueillent d’abord sans méfiance ces poignées de blancs couverts de poils et de carapaces rigides aux montures inconnues mangeurs de faux dindons et d’animaux roses qui saccagent les sols, un beau matin leur plage est couverte d’idiots aveugles et sourds ignorants les forces élémentaires, qui hurlent en brandissant des images pieuses, qui invalident les invisibles en les respirant, qui prennent les femmes, les noms, les plantes, qui tranchent, assurent qu’il y a la nature et qu’il y a les corps, les humains et les animaux, le paradis et l’enfer, la vie et la mort, fendent les peaux, le silence et la terre. Il faudrait barrer tout ce texte, on ne saura jamais comment ces hommes et ces femmes ont découvert ce nouveau monde. Aucune tradition de pensée ne permet à Bernal, témoin véridique, de demander à l’homme ou la femme en face de lui « que vis-tu ? ». Lorsqu’il écrit son journal, il n’a aucune référence pour (se) représenter ces êtres qu’il côtoie pourtant chaque jour depuis trente ans. Ou peut-être qu’au contraire il en a trop. Conditionné par des logiques élitistes de lignages, de mérites, de lois du sang et de Dieu où l’espèce est divisée, il range ce qu’il voit dans ses catégories habituelles. Comment, en 1514, connaitre ce qu’on ne connait pas? En rapportant ce qu’on ne connait pas à ce qu’on connait. C’est ainsi que les colons s’approprieront hommes, plantes et savoirs indigènes. Mais pour cela, il faut faire parler ces corps, voler leurs secrets, seule résistance des vaincus. Quelques témoignages décrivent les tortures de guérisseuses refusant de livrer la composition de remèdes, menacées par les chiens dressés pour attaquer et dévorer les chairs Indiennes. Celles qui survivent sont chassées de leur communauté: en livrant les secrets des plantes, elles livrent les esprits qui leur sont associés. Que deviennent ces femmes errantes? Leurs noms résonnent dans les profondeurs de notre pharmacopée qui naît à ce moment-là, avec notre vision du vivant tout entier fondée sur un rapport de force désormais naturel: d’un côté les ressources (plantes, humains, animaux, etc.), de l’autre ceux qui s’en servent pour se soigner, se nourrir, vivre longtemps.
Page blanche
Bernal et ses amis ne trouvent pas d’épices dans les Caraïbes, et trop peu d’or. Les Indiens les ont guidés plusieurs fois vers les côtes à proximité, sans révéler l’existence d’un énorme continent. Il suffira, pensent les espagnols, de traverser quelques archipels fourmillants d’hommes nus où l’on plantera les doigts dans le nez un drapeau, une église et un gouverneur avant de reprendre la direction des Moluques, ce Graal pourvoyeur d’épices dont la santé du Vieux Monde a besoin. Au même moment, une délégation Portugaise se prépare à rencontrer l’empereur de Chine pour lui proposer d’être vassal de la couronne, car une autre route vers les épices et l’or décrit par Marco Polo passe par lui. Ces ibériques-là ne savent pas encore qu’ils seront massacrés jusqu’au dernier. Le globe est pris en tenaille par les royaumes, représentés par des lettrés, prêtres, hidalgos qui s’improvisent ethnographes, naturalistes, linguistes, historiens, géographes, botanistes, répertorient le visible, organisent l’espace global, local, pensent les infrastructures, les ports, les routes, les ponts, les connexions, l’organisation des flux. Ils modèlent notre monde actuel, inventent la colonisation, amorcent la mondialisation. Les cartographes, notamment, poussent comme des champignons; ils sont au premier rang de la rivalité entre l’Espagne et le Portugal qui s’offrent le monde, soutenus par le Pape. Alors qu’on ne sait pas encore calculer la longitude, ces types découpent la terre en tranches, déterminent par où passent les lignes, les méridiens et les frontières. L’image et le temps s’accélèrent, courent vers les Lumières, une poignée d’hommes fragmente et connecte la planète.
Oralité
Bernal est témoin de l’échec de trois expéditions au Mexique. S’en détachent quelques personnages troublants dont un espagnol prisonnier des naturels du Yucatan qui a appris le nahuatl et peut-être fondé une famille. En 1518, Cortés fait son entrée dans l’histoire. Bernal le décrit trainant sur les côtes avec son ambassade de soldats, de cuisiniers, de prêtres, de charpentiers, de femmes, de porcs, de poules, souvent mal accueilli. Il prend son temps, s’informe, apprend les yeux brillants qu’il y a dans ces terres une énorme cité gouvernée par un prince sanguinaire couvert d’or qui cherche à répandre son pouvoir par la force. Bonne nouvelle. Voilà une société féodale classique dont il saura maitriser les règles. Il prend confiance. Un beau jour, il n’est plus l’ambassadeur qu’on lui a ordonné d’être, le voilà conquistador, au nom du roi et de Dieu il baptise un monticule de sable peuplé de moustiques: Vera Cruz. Le cacique local lui offre 20 femmes. On les baptise, Cortès les attribue à ses soldats. L’histoire n’a retenu d’elles que Marina (originairement Malintzin ou Malinali) car elle parle deux langues: le nahuatl et l’une des 71 langues mayas, peut-être la plus utilisée aujourd’hui, le quiché, qui sait? Bernal ne peut se poser la question, n’imagine pas cette complexité, ne se renseigne donc pas. Marina apprend vite l’espagnol, devient l’interprète de Cortès, lui permettra de s’allier aux rivaux des souverains Mexicas — que les historiens ont appelés Aztèques — pour les faire tomber. Marina est la voix de la conquête. Dans les codex, elle est presque toujours entourée de petites bulles en forme de virgules bedonnantes toutes pleines des mots qu’elle prononce. Comme d’autres, elle aura des enfants avec Cortès et peu à peu, tous les ingrédients du mythe se réunissent. Mère du Mexique moderne, Marina est en même temps une putain dont le fantôme hante encore la langue, dans les insultes et les jurons les plus violents. Octavio Paz en a fait son miel.
Failles
Hernán, série mexicaine financée par Amazon, est à la fois fidèle à tout ce que j’ai pu lire et aux canons narratifs d’aujourd’hui. La culture visuelle y présente brillamment ses limites; plus on crée des images réalistes, plus l’obscurité s’épaissit. Où plutôt, elles révèlent au grand jour l’abîme dans lequel se sont perdues les mémoires et les cultures dominées. Les témoignages proviennent, on l’a vu, des espagnols puis des vaincus qui ont appris à écrire, et le scénario se fonde sur ces seules sources à notre disposition. Les évangélisateurs ont littéralement produit le Mexique à partir de leurs propres cadres médiévaux, et je suis toujours étonnée de la continuité de notre attachement à ces cadres. La série, outre certains aspects documentaires fouillés décrivant la vie quotidienne et la vision du monde des conquérants, tricote une bouillie où se mêlent valeurs chevaleresques, néo chamanisme mielleux, éprouvés modernes et fin’amor. Les batailles ressemblent à celles de Game of Thrones, les personnages ont des regards, des sourires et des textures corporelles du 21ème siècle. Par un détour étrange de l’histoire, on a associé à la Conquista un seul nom, celui de Cortés. La série enfonce le clou, le réhabilite en valeureux gentilhomme (gentleman) fidèle à sa patrie, monogame et respectueux des femmes (rires). Marina, jeune amoureuse éprise de liberté, est une fleur délicate au regard noir et aux seins doux, Bernal, artiste pur, apprend, tout ému, aux petits indigènes à écrire, et bien sûr Moctezuma veut mourir avec honneur comme Lancelot. Bref, ça ne va pas. Tout manque de mystère, de profondeur et de silence. Émergent quelques rares séquences troublantes où les scénaristes osent inventer les rêves de Marina et de Cortès. Des milliers de rites et de traditions singulières qui peuplent le territoire, ils ne retiennent, comme les sources, que l’anthropophagie, l’arrachage de coeurs palpitants, l’abondance de sang en offrande aux Dieux, aux astres, à la terre mère, et quelques vagues cérémonies fumantes orchestrées par de vieux oracles effrayants et mal coiffés. S’y ajoute une fascination contemporaine pour l’esthétique du sacré polythéiste; beauté des parures, des peintures corporelles, de l’épicerie et des objets rituels. Les chefs maquilleuses et les chefs déco ont dû se régaler.
Île
L’histoire des grandes découvertes débute au coeur des Caraïbes, sur une île de l’archipel des Bahamas, au Nord des Antilles. Tous ces noms avec des majuscules n’existent pas encore la nuit où les caravelles y accostent. Colomb ne voit rien tant l’obscurité des lieux est profonde, n’entend pas l’esprit de la nuit chuchoter dans la brise. Il est chez lui, baptise l’île San Salvador, n’entend pas qu’elle a déjà un nom, Guanahani (en Taïno rocher du seigneur de l’eau). Ce dernier, avant de découvrir l’Amérique, découvre ici le hamac, le tabac et un jeu de balle en caoutchouc que les Taïnos appellent peut-être pok’ol pok comme les mayas du Yucatán. Un peu plus tard, les natifs, avec, peut-être, une ironie souriante, renommeront à leur tour Colomb Guamakeniha — grand seigneur de la terre et de l’eau. Parsemée de lacs intérieurs, l’île est le sommet d’une montagne sous-marine ceinturée de corail. Bordée de sable blanc et de palmiers, elle illustre ce qu’on entend par île paradisiaque ou paradis terrestre. Utilisés par l’industrie touristique les termes gardent la trace de la quête des anciens: une humanité immortelle, perpétuellement heureuse vivrait au-delà des colonnes d’Hercule, dans un lieu sublime. Comme les Dieux grecs, cette humanité vit forcément isolée, au milieu du bout du monde.
Est-on heureux aujourd’hui à San Salvador? Outre quelques dizaines de milliers de fantômes, l’île est peuplée de professionnels du tourisme : commerçants, serveurs, serveuses, gérants d’hôtels, cuisiniers, jardiniers, gens de ménage, de piscines, de cocktails, de toitures, de chaises longues, un médecin, un gardien d’aéroport, une policière, un curé, trois pêcheurs. Après une matinée de sports nautiques, assistez à la messe gospel très sympathique dans l’église blanchie à la chaux, perdez-vous au coeur de l’ancien quartier des esclaves, du champ de coton en jachère, découvrez les variétés de plantes médicinales du Bush. Tropicalement votre, conclut le site. Aucune pancarte n’indique que les Indigènes qui peuplaient Guanahani ont disparu en 20 ans de domination espagnole, morts de maladie, de mauvais traitements, déportés pour transpirer dans les mines d’or d’Hispaniola, elle-même vidée de ses ressources indigènes, où l’on importe rapidement des familles d’Afrique. Aucune inscription ne rappelle qu’ici ont vécu les Taïnos et que leur bohique représentait les pouvoirs du Dieu de la Nuit.
Bravo Lisa pour cette histoire où je n’ai pas cherché à tout comprendre mais dans laquelle je me suis laissée emporter. Passionnant.