Ce texte reprend et amplifie la #L8.
Il ne comprend pas ce qu’il entend : comme une mélopée, une fleur de sons qui prend ses racines loin là-bas | il s’avance sur le débarcadère, le sac de matelot sur l’épaule, la fleur s’impose à lui avant même la chaleur | avant même les yeux noirs dardés sur la colonne de militaires qui sourd du Savoyard | avant l’odeur crue des poissons éviscérés, des chiens qui errent | avant la douleur discrète qui scie l’épaule, la sueur qui perle au front |s’impose et le traverse, la voix d’homme qui chante en vrilles volubiles Allâhu akbar | la voix monte Allâhu akbar et descend en vocalises modales | Allâhu akbar Allâhu akbar | Ashhadu an lâ ilâha illallah | l’appel à la prière met sa conscience en suspens : il n’était pas encore arrivé, il était encore sur le navire, il était encore en France, à bord un marin soufflait sur son bol, voulant que l’on prenne son gwen-ru pour du café | il arrive violemment là, saisi par l’adhân immémorial | il réintègre soudain son corps de matelot français | le muezzin déploie son chant Ash hadu anna Muhammadan rasûl allah | regards interrogatifs des gars sourcils levés ou froncés | Hayya ‘ala al-salâh |Hayya ‘ala al-salâh | litanie de mots | il n’en distingue que le premier, tout se perd dans les a et la gutturale en fin de phrase | soudain plus dans sa langue, autre, pour la première fois sans doute il se sent étrange | اَللهُ اَکبَرُ | voltes sonores à l’origine incertaine soudain reprises par d’autres muezzins en haut d’autres minarets et tout l’horizon blanc invisiblement tournoie autour des Français : avarie de sourires | اَشْهَدُ اَنْ لا اِلَهَ إِلاَّ اللهُ | les corolles sonores se déploient et entre elles passe le bleu du ciel | après l’effort guttural les secondes de silence où il se demande si la mélopée a cessé, si le repos va venir | اَشْهَدُ أَنَّ مُحَمَّداً رَسُولُ اللهِ | l’incantation le submerge | il ne peut même en habiter les marges fragiles et fugaces | elle glisse et désempare | elle fait de lui, des autres, de parfaits étrangers qu’ils ne cesseront jamais d’être | le sens cascade de syllabe en syllabe sans jamais se donner | la mélopée ne dira rien d’autre
حَیَّ عَلَی الصَّلاةِ
Dans l’avers des tessitures au revers des mots invitant à la prière, c’est bien tout ce qu’il sait | trop
peu pour composer avec l’ignorance
حَیَّ عَلَی الْفَلاحِ
Et les dernières volutes sonores s’effacent une à une, au rythme intime de chaque muezzin | laissant flotter après elles un semblant de tension pour lui agacé qui attend une suite | l’immense guirlande s’est tue, le temps démarre à nouveau | il ne sait pas comment occuper ce silence à présent | vite repris par les bavardages des marins | par les effluves poisseux, entêtants | regards indifférents ou hostiles, il croit entendre fransa | il se remémorera, plus tard, cette arrivée | c’est de ce moment-là qu’il date l’apparition des mots-fantômes : ceux qu’il croit entendre et comprendre, nés de l’attente tendue, d’une analogie sonore avec le français, qui surgissent et disparaissent au détour d’une phrase, d’un écho dans la rue étroite de la casbah | dans l’urgence d’une réponse lâchée craintivement et de mauvaise grâce | dans le doute d’avoir mal saisi | réponses mensongères | il redoute les mots-fantômes qui hantent ces réponses | barassioune : : opération | ça y est, ils sont au courant | tilifoune | ils préviennent la katiba c’est sûr
| La katiba (en arabe : كتيبة) est le nom utilisé en français pour une unité ou un camp de combattants lors de différents conflits en Afrique du Nord ou dans le Sahel. Pendant la guerre d’Algérie, il s’agit d’une unité de base de l’ALN (branche armée du FLN), équivalent d’une compagnie légère, qui peut atteindre cent hommes, ou la section, d’une trentaine d’hommes |
les mots se dressent avec la morgue d’un spectre | ils font se dresser les cheveux sur la tête de Michel qui patrouille en binôme | la main crispée sur la poignée du pistolet-mitrailleur, les yeux grand ouverts, attentif à tout mouvement trop rapide d’un homme en djellabah | à un regard trop appuyé de sa part | lui revient le binôme des copains égorgés en plein jour | les deux soldats retrouvés affalés dans une mare de sang | les armes volées | patrouilles de la paranoïa | de la bile qui remonte incessamment en poussées acides, incoercibles | à l’idée de finir écorché comme un porc |
Ecorché d’un homme de face et d’un pistolet-mitrailleur MAT 49