Cet été-là elle venait rejoindre la famille en vacances au village, elle n’en avait pas réellement envie, aurait préféré passer août à Paris avec P, mais n’avait osé se soustraire à l’autorité maternelle, avait fait le voyage en train de Paris à Marseille, avait depuis la gare Saint-Charles rejoint à pied la Joliette où elle avait embarqué de nuit sur le Danielle Casanova, flambant neuf. Cet été là elle est arrivée par la mer, elle est montée sur le pont juste après l’aube, à peine sortie du sommeil, avant les annonces des stewards, avant les odeurs de café tiède qui flottent dans les couloirs du ferry, elle voulait être la première à voir la terre surgir dans l’air nimbé d’aurore, mais, alors qu’on naviguait encore à des kilomètres au large des côtes elle a été saisie par l’odeur du maquis brûlé, puis elle a vu les monts noirs poudrés de cendres. Ça faisait là une des journaux, LA HAUTE CORSE EST EN FEU. Le Cap, le Nebbio, la Balagne, jusqu’aux portes de Bastia, le feu. La veille encore une fumée épaisse et âcre enveloppait la ville. Les villageois s’étaient réfugiés dans les églises attendant que le vent se calme pour être évacués. Des milliers d’hectares brûlés, des morts, des habitations menacées, parfois détruites. Les Canadairs cloués au sol, immobilisés par de violents vents rabattants. On chuchote, Les Corses mettent le feu à leur terre. Depuis on a pris des décisions drastiques, les pompiers se sont dressés devant l’ennemi, le berger incendiaire, tous les feux sont éteints, maîtrisés, interdits, les hectares sauvés. Mais de nouvelles voix s’élèvent, il faudrait changer de paradigme, si aujourd’hui la Corse brûle moins, elle est devenue beaucoup plus sensible au feu, la broussaille abonde, rampe sous le maquis, dans les forêts, les étés sont plus longs, les chaleurs plus fortes, l’incendie aux aguets dévorera tout, ça fera du dégât. Il faudrait se rapprocher des bergers, ceux qui savent, entretiennent, surveillent, donnent l’alerte. Il faudrait revenir aux pratiques ancestrales, retrouver le courage de brûler, utiliser le feu pour lutter contre le feu, suivre les pas des anciens qui le savent, le feu peut être un ami.
On dit que le mazzeru est un homme, ou une femme — on dit alors mazzera — qui n’est pas tout à fait de ce monde, parfois même on dit qu’il vit entre deux mondes. On dit qu’il a le don — ou la malédiction — de prédire la mort, qu’il voit et entend ce que les autres ne peuvent voir ni entendre. D’autres disent que le mazzeru anticipe la mort mais qu’il ne peut changer le cours du destin. On dit que le mazzeru agit malgré lui, sous l’influence d’une force qui le dépasse, s’empare de lui, qu’il en est l’instrument involontaire. On dit que lorsqu’il rêve le mazzeru part en chasse, en lieux incultes, qu’il tue la première bête qu’il rencontre — sauvage ou domestique — qu’il dépèce sa proie, ou simplement la retourne, alors il voit apparaître le visage d’une personne qu’il connait, la malheureuse pourra compter les jours, il ne lui restera pas plus d’un an à vivre, la bête tuée incarnait son âme, sans âme le corps finit par mourir. On dit aussi qu’il existe des mazzeri blancs, ce sont ceux qui conduisent les âmes des morts, certains parviennent à délivrer les âmes captives, mais s’ils échouent ils ne pourront rien pour les âmes perdues. On dit que les flammes éloignent les mazzeri, alors on allume des feux, c’est la nuit de la Mandraca, dans les villages, devant les maisons. On dit que les mazzeri s’affrontent en haut des cols dominants, qu’ils se battent à coups d’asphodèles toute la nuit, malheur aux vaincus qui compteront leurs morts l’année suivante. On dit qu’on peut voir le mazzeru, même lorsqu’il voyage en esprit. On dit que si l’on rencontre l’esprit— le double — de quelqu’un que l’on connaît, il faut aussitôt se rendre chez lui et le veiller jusqu’à l’aube, on pourrait alors éviter la mort.
Petra a eu une vie hors du commun, bruyante, remarquable, même sa mort fait grand bruit, n’est-elle pas morte deux fois ? C’est sans doute pour cela qu’il fallait, vingt ans après sa disparition se confronter une deuxième fois au langage étrange des services funéraires. Veuillez Madame trouver ci-joint le devis demandé suite à votre appel téléphonique. Dans le devis est compris le reliquaire, la boite à ossement, les agents du crématorium m’ont confirmé qu’il était nécessaire de le prévoir pour la crémation. Bonne réception et excusez-moi pour le retard. Cordialement,C V – Pompes Funèbres R – PRÉPARATION/ORGANISATION DES OBSÈQUES / Démarches et formalités administratives pour départ ou arrivée sans cérémonie ou exhumation : 179 euros. Organisation, suivi et mise en place des moyens humains et techniques pour la réalisation du service : 140 euros. CERCUEIL ET ACCESSOIRES / Housse étanche pour exhumation 114 euros. Reliquaire en pin rectangle taille 6 : 268 euros. TRANSPORT DU DÉFUNT APRÈS MISE EN BIÈRE / Personnel pour manutention pout un transport direct du défunt après mise en bière 281 euros. Véhicule avec chauffeur pour autres opération funéraires : transport d’urne, de reliquaire ou de corps après exhumation, transfert de cimetière à cimetière (forfait pour 50 Kilomètres aller/retour). CRÉMATION / urne pégase en acier, dimensions D 18 x H 22,2 cm/ Vol. 4 litres : 99 euros. Crémation d’un cercueil après exhumation plus de cinq ans après inhumation : 489 euros. DIVERS / marbrerie , travaux de cimetière : 200 euros. Total général TTC en euros : 1795,53. À titre informatif et récapitulatif nous vous confirmons que les remises consenties ci-dessus par notre agence sont les suivantes : -140,00 TTC.
Être ici, dans ces circonstances si particulières, réveille le souvenir confus de conversations anciennes, histoires rabâchées en fin de repas du dimanche, qui lui parvenaient assourdies dans les volutes de fumée, tandis qu’elle organisait les miettes en soleil radieux sur la nappe blanche. Des noms se pressent maintenant, parmi lesquels celui de rue Droite, si souvent prononcé, la rue où vivait la famille maternelle avant-guerre à Bastia, où, ça lui revient maintenant, une des sœurs de Petra est née. Aujourd’hui rebaptisée rue Chanoine-Letteron, c’est une ruelle du cœur historique de la ville, Terra Vecchia. Ce quartier elle le connaît depuis longtemps, quand elle était collégienne au Vieux lycée il lui arrivait de débouler ici par les passages qu’elle croyaient secrets depuis les hauteurs vers le port, elle y est revenue des années après, plusieurs fois avec P, ils aimaient ensemble photographier cette partie de la ville délaissée par les touristes, elle se souvient s’être interrogée sur cette curieuse appellation de rue Droite, alors qu’elle serpente étroite au pied de la Citadelle, façades de guingois, écorchées, marches déglinguées. Elle a appris plus tard que ce fut un quartier de pêcheurs, puis que les avocats s’y sont installés qui lui ont donné son nom. La rue a perdu sa superbe, se précarise, squat, deal, marchands de sommeil, les immeubles entament leur inexorable délabrement, la ville baisse les bras. Pourtant il y a la beauté envoûtante du tracé ancien de la rue, la façade recomposée du palazzu Caraffa, l’emmarchement monumental de l’église Saint-Charles. Les promoteurs ne s’y trompent pas, aujourd’hui on réhabilite, on ravale les façades, on répare les toitures, on rénove les logements, certains propriétaires quittent les lieux contraints de vendre malgré les aides, d’autres se frottent les mains. Maintenant elle se demande si l’immeuble est toujours debout, interroge son cousin, est-ce qu’il n’aurait pas le livret de famille mentionnant la naissance d’Annie, l’adresse y figurerait peut-être, il est désolé, n’a jamais vu ce livret, en revanche il va essayer d’obtenir un extrait d’acte de naissance. Voilà l’adresse révélée, 21 rue Droite. La rue a changé de nom, mais elle se persuade que la numérotation a été conservée. Elle avance lentement, retarde la révélation, un peu inquiète de trouver une dent creuse dans le quartier en mutation. Elle découvre l’immeuble en grisaille délabrée, un îlot résistant aux assauts de couleur dont les enduits pelés laissent apparaître les pierres irrégulières du bâti, des fragments de briques cimentées, des câbles électriques à nus, le linge pendus aux fenêtres. Elle imagine facilement que oui c’est bien ici que Louis et Pauline ont vécu, avant le déracinement. Elle n’a qu’à pousser la lourde porte de métal et de verre pour entrer, sentir une fraîcheur et un silence d’église. Elle commence une lente ascension, elle est émue d’imaginer oncle et tantes monter les mêmes marches en terrazo. Elle prend le temps de photographier méthodiquement ce qui se révèle au fil de sa progression, la peinture bicolore émiettée sur les murs fragiles, une alcôve badigeonnée de blanc, qui devait abriter une statuette religieuse, les voûtes d’arête de la cage d’escalier, les patronymes gravés sur les plaques de métal cloués sur les portes, les paillassons poussiéreux, chaque palier où s’accumulent des plantes, les désordres de plastique coloré, brosses et pelles, chaises d’enfants, ballon crevé, elle en fait l’inventaire, certaine qu’avant le prochain voyage l’immeuble aura fait l’objet d’une rénovation, et qu’il sera bien difficile d’imaginer la présence des fantômes derrière les portes usées.
C’est une reproduction de l’Annonciation de Fra Angelico, précieusement encadrée, une marie-louise en papier épais et mordoré, dont la découpe suit la forme de la voûte où se déroule la scène biblique aux couleurs fanées, puis une vitre maintenue par un cadre sculpté, peint en brun, rehaussé de volutes en dorure, quelques éclats dus aux chocs révèlent par endroits l’enduit ou les veines du bois. Impossible de se souvenir précisément comment ce tableau est devenu le sien, comme si elle ne pouvait pas véritablement se l’approprier, pourtant il est bien à elle aujourd’hui, accroché dans leur minuscule chambre à coucher, plus petite encore que la cellule de San Marco. Elle aime penser que c’est Jean Joseph Carozzi qui l’a emporté depuis le Piémont lors de son immigration en Corse en 1886, puis qu’en 1937 la famille Carozzi l’a glissé dans ses malles en quittant Bastia pour l’appartement de l’avenue de Corbera à Paris d’où il n’a plus bougé jusqu’à ce qu’A et S en referment définitivement la porte en 1981. Elle en a su l’existence pile un siècle après l’arrivée de son arrière-grand-père en Corse, alors qu’elle rentrait d’un voyage scolaire à Florence, là où elle a découvert la fresque originale dans l’intimité de la cellule numéro trois du couvent San Marco à Florence, au printemps 1986. C’est probablement à ce moment qu’elle l’a réclamé à sa tante, amusée et surprise que la famille possède cette reproduction. Sans doute l’avait-elle déjà aperçu dans le décor familial, mais la beauté de Gabriel, la douceur de la Vierge lui sautent à la figure, lui renvoient l’émerveillement et la nostalgie de Florence, le premier grand voyage, la présence de P, madame Garat contant passionnément Giotto, Lippi et Uccello, le ciel intense et bleu au-dessus de Santa Maria Novella. Aujourd’hui cette reproduction se charge des exils successifs, des secrets de famille, de ces fantômes qu’elle est prête à accueillir, de cette crainte de la voir s’effacer sous l’effet du soleil.
Au bas de l’ancienne rue Droite — carrughju Drittu — on trouve un palais qui semble abandonné, murs en lambeaux, pierres à nu grignotées de mousses et buissons sauvages, persiennes fracassées en fragments de bois vert fané qui pendent dans le vide, c’est la Casa Caraffa, quartier de Terra Vechja. Édifié par la famille Petroni au XVIIe siècle, la bâtisse est cédée faute de moyens à la famille Bronzini de Caraffa qui mènera plusieurs chantiers, elle en fera la plus importante demeure patricienne du XVIIIe siècle en Corse. À droite du palais, une volée de marches mène au jardin suspendu fermé par une petite grille de fer, un désordre de buissons, de ronces, d’eucalyptus et palmiers alanguis. Avant que la demeure ne soit cette fois cédée à la ville en 2002, la dernière habitante y accueillait volontiers visiteurs et curieux, leur contait l’histoire de l’île, livrant les secrets de chaque pièce et de chaque objet. La casa Caraffa semble aujourd’hui prisonnière d’un sortilège, endormie dans l’attente de sa réhabilitation, la ville s’interroge peut-être sur le meilleur usage à faire du lieu, cherchant des fonds, en attendant on ne peut qu’imaginer les trésors qu’elle recèle, une chapelle, une bibliothèque de plus de quinze mille ouvrages, une collection de plaques photographiques de Tito de Caraffa, la voûte peinte en trompe-l’œil du grand salon. Dans ses archives photographiques, une photo de la casa Caraffa, qu’elle a prise il y a une dizaine d’années, elle ne décèle aucun changement notable sur la façade, mais ça la surprend de retrouver cette photographie, elle ne souvient pas l’avoir prise, n’a conservé aucun souvenir de cet endroit qui la fascine aujourd’hui.
Codicille : la rue droite, l'annonciation, le palais dormaient sur mon blog, tout est lié et ça donne un sacré vertige. Il faudrait aussi évoquer le rapport des géomètres expert sur la maison d’Erbalunga, un bouquet d’immortelles, la disparition de la Marana, ça viendra
ah l’odeur du maquis… même si pour moi c’est plus un souvenir par on-dit que réel… ah le palais Caraffa même si moi ne l’ai pas connu (juste par des descriptions d’une soeur) mais les Bronzini oui il y a fort longtemps.. ah tout ce que j’apprends et un désir de Corse qui me prend
beaucoup pensé à toi évidement connaissant les liens… et ce désir de Corse, je le partage très vivement
Vraiment beaucoup aimé toutes ces résonances du sud. Et comment l’information précise nourrit la fiction. Merci!
merci Michael, soulagée d’avoir posé ça même si encore beaucoup de chemin… passionnante consigne
Fascinantes plongées de la fiction à la connaissance, et retour.
Connaissez-vous le court métrage « L’ultimu sognu » de Lisa Reboulleau, sur une mazzera ? https://lesfilmsdubilboquet.fr/lultimu-sognu/
Oh merci Laura pour ce lien… je ne connaissais pas, c’est ma fille Alice qui m’a fait découvrir le mazzerisme, plus répandu d’ailleurs en Corse du sud, chez nous (dans le nord 😉 ) c’était plutôt l’ochju.
Merci Caroline Diaz. Désormais je ne me ballade plus pareil dans le vieux Bastia. Perso, je ne crois pas aux mazzeri ; mais je méfie des stregghe.
on ne se méfie jamais assez …
Beaucoup aimé ce voyage, dans une terre que je ne connais pas. A suivre…
Merci Bruno, impression de la redécouvrir à travers ce projet