En se rendant dans ce lieu, elle souhaitait un ailleurs et l’avait trouvé. Ses connaissances géologiques et géographiques n’avaient guère dépassé ce qu’elle avait appris dans ses cours au lycée, et c’était déjà si loin dans sa mémoire…Certains de ses amis avaient besoin d’exotisme et de grande distance pour dénicher cet ailleurs, elle se contentait de forêts et de pierres un peu différentes de celles qu’elle fréquentait au quotidien. Ici, il y avait tout cela en surplus. La nécessité d’un paysage neuf avec une langue nouvelle dont il faudrait appréhender les codes lui était nécessaire. Être quelque part dans l’incertain lui suffisait.
Une étendue karstique, constituée de roches calcaires, abîmées par l’érosion ou vivifiées, selon le regard porté et l’imaginaire qui coule dans les veines, mariée à une forêt de chênes. Véritable labyrinthe naturel surplombant la rivière C., ce bois car il n’a nulle part le nom de forêt, ce bois donc est, depuis la nuit des temps, « habité » d’étranges et inimitables sculptures de blocs de calcaires déchiquetés et défiés par l’érosion, d’étranges édifices naturels qui ponctuent la forêt de chênes. Cette osmose entre minéral et végétal confère à ce site une ambiance particulière, véritable berceau de rêveries et de contemplation. Ce bois s’étend sur plusieurs communes et se trouve à la limite de deux autres départements que celui auquel il appartient et s’étend sur 16 km2 environ. Il possède une forte valeur patrimoniale du fait de sa grande richesse en matière de biodiversité, de naturalité ainsi que par les paysages de pierre traversés par les gorges du C. Ici, le paysage est autre que celui qu’elle côtoie habituellement. Les couleurs, la texture, les odeurs, tout l’éloigne d’elle-même. Ce chaos de rochers marmoréens, lourdes masses nues, parfois dressées, d’autres jonchant le sol, renouvelle le regard, le pousse à aller vers un au-delà où renouveler et engranger de nouvelles visions dans son havresac d’images. Sur un dépliant dérobé à la gare, elle lit: Le bois abrite de nombreuses espèces animales et plantes rares. On peut y trouver le fameux castor en bord de rivière ou des rapaces tels que le faucon pèlerin ou l’aigle de Bonelli qui nichent dans les falaises. Le bois ancien est le refuge d’une multitude de coléoptères tels que le Lucane Cerf Volant ou la Cétoine Bleue quasi unique en France. A la tombée de la nuit, vous aurez peut-être la chance d’observer les chauves-souris qui sortent des nombreuses cavités. Il en existe plus de 20 espèces différentes dans le bois. Elle doute de rencontrer toutes ces espèces, et de toute manière ce n’est pas la raison de sa venue ici, mais il lui plait de savoir ce lieu empli d’une multitude de vies dont elle n’a aucune conscience. Elle pourrait s’imaginer être dans la forêt de Brocéliande avec tout l’imaginaire qui la sous-tend, ses légendes et la magie censée libérer des pesanteurs qui nous arriment au sol avec détermination.
Face à ce paysage, elle a conscience de l’immensité des temps et cela lui vient comme une évidence: l’immensité des temps géologiques. Et n’être rien au sein de l’univers. Elle se sent enserrée dans un méandre de temps et d’espace, un méandre de formes où se perdre au sein de l’inextricable structure d’un bois insaisissable, énigmatique et enchevêtré, à la cartographie difficile, comme Venise, pense-t-elle. Des chemins ou plutôt des sentes le parcourent sans vraiment de sens, car tout se perd assez vite dans une végétation foisonnante. Elle marche d’un pas qu’elle ne se connait pas, très lent, en regardant où ses pieds se posent avec beaucoup d’attention. Elle s’arrête lorsque le lacet d’une de ses chaussures se détache; elle se baisse, lâche son sac, pose le pied sur une pierre, dénoue totalement le nœud, tire sur la languette pour repositionner correctement la chaussure et réalise un double nœud. Fixant les entours du rocher où repose son pied, qui sont d’herbe sèche et rare, mais surtout de cailloux et de terre, elle croit voir, et elle voit. Ce n’est pas très gros. Une pierre, la langue de la pierre qui lui parle depuis un arrière temps. Elle la prend dans la main, s’imprègne de sa texture dans sa paume, elle est lisse et douce. Elle aime les pierres comme on aime les fraises ou les tartes au citron. Avoir une pierre dans sa poche lui est plus nécessaire que d’avoir un mouchoir ou un téléphone. Un petit galet, une pierre trouée, un morceau de lave ou de granit, tout est envisageable, pourvu que cela puisse être trituré entre ses doigts. Celle-ci est légèrement plus grosse que ce tout petit galet offert il y a longtemps avec un un signe peint sur une des faces, une petite araignée, et dont elle ne se sépare jamais. C’est une pierre-médecine avec, lui avait-on dit, un pouvoir de guérison ainsi qu’une force spirituelle pour qui la garde auprès de lui. Elle avait gardé l’étiquette où cette pierre avait été achetée, la galerie Urubamba, spécialisée dans les arts amérindiens, à Paris, pas très loin de Notre-Dame croit-elle se souvenir et où l’on pouvait trouver des attrape-rêves, des pierres d’origine diverses et ces pierres-médecines dont elle avait fait provision à son tour pour des cadeaux. Les motifs étaient dessinés à la main sur des galets ramassés sur des plages de l’île de Vancouver au Canada. Il y a longtemps que le motif s’est effacé du minuscule galet mais elle le conserve malgré tout dans une poche de son sac. Elle connait aussi quelques propriétés de pierres, que l’étude de la lithothérapie lui a transmise, même si elle ne croit pas vraiment à tout ce qui est sensé s’y rattacher: le lapis-lazuli qui aurait un rôle d’agent purificateur et permettant de développer la puissance et la stabilité de l’esprit, la pierre de lune qui est une aide pour maitriser les émotions, l’ambre qui absorbe les énergies négatives et aide le corps à se guérir lui-même, l’hématite accroissant la résistance au stress et calmant le rythme cardiaque…Ses connaissances se sont un peu effritées avec les ans, mais elle a toujours le même plaisir à trouver ici ou là une pierre où son regard s’agrafe. Elle aimerait tant dénicher quelques fossiles végétaux arborant des feuilles de chênes (Fagaceae) ou de fougères ( Pecopteris), mais elle doute d’être au bon endroit pour cela. Comme faisant écho à ses pensées, mais dans une forme surdimensionnée, elle se trouve, au détour du chemin, à faire face à une énorme masse de pierre que l’on dirait sculptée par la main de l’homme, mais dont elle conçoit très vite que c’est la nature et les ans qui ont donné cette étrange allure à ces rochers.
Pétrifiée à son tour, elle n’est plus qu’un regard vague.
On se promène avec vous, c’est vraiment un exil tendre… et les visions que vous égrenez là, sont extrêmement divertissantes 🙂