Elle arrive
dans ce lieu
où d’autres
avant elle
ont passé
et pose le pied
sur le sol
et sous ce sol…
tant de strates,
tant d’histoires,
tant de pieds
aussi avant elle,
si bien
que le mouvement
de ce pied là
qu’elle pose au sol,
en apparence si direct, si simple, pied posé sur un sol sec, s’ourle déjà des teintes crayeuses du passé, une ombre, une gangue, contient en lui la répétition à l’infini du même geste,
la même contraction subrepticement hésitante qui quoiqu’assurée,
comprend en d’infimes variations, une part de doute, d’attente, de projection vers le sol, une part de doute, d’attente sur la possibilité d’une rencontre entre le corps, la peau et la matière du sol,
sol qui toujours s’échappe et muscle qui toujours dévie, se retient, s’étonne de parvenir à maintenir ce corps d’abord à l’oblique puis par une poussée complémentaire du bras contre la carrosserie, droit à l’équilibre, un corps droit, les deux jambes symétriquement posées à terre, posées là sur le sol,
qui toujours s’échappe
et qui
si l’œil, si la main, si l’esprit, après le pied, vers lui se tend,
se dissout dans l’observation,
et soudain
perd tout caractère tangible,
se craquèle,
se fissure et gondole
lors que sous le fini plat la matière se décompose, la matière comme tout uniforme, agrégat, en milliers de particules et d’histoires,
s’éclate
et se délie, toujours s’échappe et vibre,
si bien si bien que ce pied, instable, dans son mouvement hésitant, anticipe l’enlisement et la chute, la cheville foulée, alors que l’espace
s’ouvre,
s’élargit
entre les milliers millions de particules qui forment la matière,
particules organiques et aussi minéraux,
avant de se lier à nouveau, gonflé de tout ce qui un jour forma l’argile, sol bruissant, grouillant, quand parviennent aux oreilles de la femme, démultipliés, le grignotage obsessionnel des bactéries, la pompe incessante des racines, bruit du temps qui passe et s’accumule, brutalement condensé en une, deux, trois secondes durant lesquelles
un pied,
son pied,
se pose sur le sol,
tente de se poser sur le sol,
tente d’esquisser un mouvement irréfléchi,
de brutaliser d’un geste
la fluidité, le tourbillon vertigineux d’une pensée qui décompose à l’infini, jusqu’à mettre à mort le réel sous prétexte de lui rendre sa complexité,
mouvement de ce pied qui se pose,
mouvement hésitant qui s’affermit,
mouvement de refus pour rejoindre un lieu,
comme ce pied sans pensée a longuement appuyé durant plusieurs heures sur l’accélérateur, pied sans pensée, œil sans pensée voyant défiler le paysage, s’étirer les arbres et les panneaux, pensée à l’arrêt, coupée, pour avoir trop vrombi et fragmenté,
défense dérisoire
contre
le retour de l’informe, du rêve, de l’effroyable fluidité du fantasme, lumineux, sonore, gélatineux parfois, débordant nuit et jour depuis des mois, visages inconnus, esprits animaux, pied sans pensée, œil sans pensée, gestes saccadés repoussant un monde trop dense, évoluant dans l’air comme il s’opposerait à l’eau,
les digues de la pensée
un jour brutalement enfoncées, défoncées par un flux trop insistant,
le corps comme dernier rempart,
et ses oscillations,
ses vacillements
alors que la bordure du trottoir est pourtant si proche,
le corps espace délimité,
la peau comme seule certitude, le pied se posant sur
une bordure de trottoir, espace délimité,
et pourtant à la pose, la conscience que toute frontière est poreuse et cette aspiration alors à la limite, au lieu, rêve d’augure et de templum, et un mot traversant les barrières de la pensée, les barrières du corps, faisant taire la rumeur des champignons, racines et bactéries,
un mot, résidu de langage, section dans l’espace et le temps,
prophétisant lui-même une section de l’espace et du temps :
FONDATION
Elle repart, ce lieu ne lui convient décidément pas.
ça pulse comme la gorge d’un crapaud – des bactéries à l’infini des étoiles – ce pied personnage principal ce pied – le mien – aussi –
Bonsoir Marion. Il fallait que le texte ne coule pas, qu’il hésite, se suspende, comme le geste ? C’est le pourquoi de cette fragmentation du bloc ? (Cependant je ne comprends pas l’usage de l’italique…) Comme une décomposition à l’oeuvre, j’aime le dépli de cette pensée, comme un drapé aboutissant sur le mot gravé final. Est-ce une communauté qui se fonde là ? Cette section dans l’espace et le temps agit comme une protection, c’est la fonction du sacré. Non ?
Oui c’est ça, une forme de fragmentation, d’oscillation, de décomposition. Ça m’a semblé une évidence que de casser les phrases et les paragraphes, pour guider aussi le rythme de la lecture, comme en poésie. Les virgules ne suffisaient pas. Tous les passages en italique sont ceux où le monde se brouille. Il y a comme une opposition entre le monde de la segmentation, des frontières et délimitations et un monde mélasse en italique où tout vibre et se mélange. Peut-être est-ce un peu facile. Sur le sens oui c’est exactement ça. Le templum est un tracé au sein duquel le monde peut s’interpréter. De la même façon la structure des villes était fondée aussi sur le cardo et le decumanus, deux axes structurants. Je n’ai pas encore trop creusé. J’aurai pu le faire dans le travail de documentation que j’ai plutôt consacré à la notion de sol, mais ça tourne autour des mêmes idées et de qqch qui vient s’orienter vers un récit mythologique. Je ne sais pas où il va pour l’instant.
Le mot Fondation qui porte tout ce texte qui se pose et qui tombe (aussi bien dans le fond et la forme), j’aime.
Et le déploiement du corps et de la pensée également.