Elle il l’a remerciée, de Julien il a embrassé les cheveux, mais c’est avec moi qu’il descend, lentement, l’escalier, ses longues jambes devant mes pieds, ma paume glissant contre le mur pour nous retenir, nous empêcher d’avancer – je voudrais tant multiplier les marches, un escalier qui ne finit pas, enfin presque mais pas tout à fait, juste un dont on n’a pas pensé la dernière marche –, et je parle sans arrêt, je parle de rien, de cette fête de l’école sans lui, je parle du déjeuner, du gâteau de grand-mère, de la robe de tante Chantal, je me moque de leur passage, de leur souci de nous… il ralentit et il semble hésiter à parler, il pose sa valise, un instant, l’a reprend en main, un peu déstabilisé parce que ses jambes continuent leur descente, juste un peu freinée… je parle de cette femme, de Julie, je dis qu’elle est gentille, – même si je n’en sais rien – même si je veux dire que je l’espère, simplement –, je promets de l’aider – voudrais juste qu’elle ne se mêle pas de nous en fait, mais il vaut mieux le taire, oui préférable… mes lèvres étirées et mes yeux brillants dans son dos –, que c’est drôle Julien et Julie, qu’il faudrait changer son nom, ou l’appeler autrement, mais devant moi son crâne se fige de désapprobation, ce crâne – couronne noire, pastille rose, comme le chantait ma mère – contre lequel je lance mes mots… il tourne la tête, il rit de sa petite pie – ce surnom qu’il me donne et qui m’agace, qui me fait parler encore davantage, juste pour être comme il le pense – il me traite d’idiote, puis se retourne, continue, ses yeux sur la lumière du seuil, alors je lui parle sans mot, ou en mots muets, lui dis que j’ai peur, en faisant sauter ma main sur les barreaux – et ça fait une berceuse, j’ai peur j’ai trop peur, peur, peur, j’ai peur j’ai trop peur, peur, oui j’ai peur, peur, j’ai trop peur… – mais ne sais pas de quoi j’ai tant peur, ni pour qui… lui dis aussi de faire attention, et de revenir, je sais bien que toujours il revient, mais j’ai en moi un peu de cette défiance qu’avait ma mère, cette crainte qu’elle cachait mal, pour qu’on la voit, pour qu’il la voit, sa crainte – et même si elle la jouait, sa crainte, comme le dit Grand-mère, pour qu’il en ait la faute, j’en ai gardé souvenir, un de ces souvenirs agaçants, que je tais, que je tente de taire, pour que les femmes de la famille ne disent pas que je suis bien sa fille. Un grésillement, la grande porte s’ouvre. Le taxi est là. Il me prend dans ses bras, il dit « ma grande », il me lâche, il me regarde, il monte dans la voiture, me jette « rentre vite ».
Je me sens vieille, je voudrais être vieille, et libre – je me demande si les vieux sont libres… oui ils peuvent décider, pour eux et pour les autres, enfin certains le peuvent, mais en fait ils le doivent, ils sont obligés… et puis ils ne peuvent pas courir, les vraiment très vieux, ou bien les dames, elles ont oublié – je veux essayer, savoir ce que c’est d’avoir un corps empêché, et je monte l’escalier lentement, courbée en avant, les mains en appui sur les genoux, je regarde une volée après l’autre, je prends le temps de penser, penser à elle, qui s’interroge, qui se demande comment s’organise notre vie, qui se demande qui nous sommes, quand nous sommes seuls, chacun avec soi, et quand nous sommes entre enfants, qui ne sais ce que nous attendons, ce que nous voulons, ce que nous voyons d’elle, qui a peur, qui a peur sans doute – je tourne sur le second palier – je crois que tout le monde a peur, plus ou moins, tout le temps, peur du regard des autres, peur du pouvoir des autres, même tout petit, peur de leur faire mal, de toutes petites peurs, sauf bien sûr ceux qui ne pensent pas et je crois qu’elle pense Julie… Je rentre, Julien est à plat ventre devant un livre, elle a une pile d’assiette dans les mains, elle me sourit, je montre Julien du menton, elle a un petit sourire indulgent, ou implorant, je hoche la tête, nos yeux se rencontrent, c’est bien, je rassemble les verres.
image © Brigitte Célérier – Avignon
Oh cette descente d’escalier … merveille !
manque passablement de lyrisme…
L’idée d’un escalier sans fin me fait penser aux tableaux d’Escher…
heureusement pour les deux personnage (et surtout our l’avion du père) ce n’était pas cela