Dans le hall de la gare de curieux vitraux placés sur le haut plafond incurvé filtrent la lumière de l’extérieur, les motifs rappellent les écailles d’un crocodile dans lesquels se mélangent des couleurs allant du vert menthe à l’eau au rouge sanguin en passant par des teintes sable et safran. Un écran lumineux semblable à une pupille animale aux origines temporelles lointaines, peut-être la vision des reptiles que nous avons pu être un jour il y a très longtemps ou dans une vie antérieure, nageant dans la vase d’une eau tiède, baigné dans une conscience qui n’est plus dans l’esprit qui est le mien aujourd’hui que le souvenir d’un souvenir, insaisissable et se manifeste par réminiscences aussi furtives qu’inexplicables, à l’image des rêves ou des voyages intérieurs que certaines substances rendent possibles. L’ombre du feuillage de palmiers plantés à l’intérieur de la gare se superpose aux vitraux y apposant une dentelle frangée et mouvante, ajoutant à cette vision une dimension d’exotisme qui étrangement place une distance avec cet autre ailleurs qu’évoque ces couleurs traversées de lumière. Depuis mon arrivée dans le Sud c’est d’ailleurs la deuxième fois que je retrouve la présence d’arbres plantés à l’intérieur d’une gare. Tout d’abord à Marseille, où le hall de Saint-Charles est parsemé de pins, ce qui m’avait beaucoup surpris comme peut l’être la vision d’un arbre dans un espace intérieur, produisant un collage qui appartient habituellement aux songes et résulte des associations incongrues propres à l’imaginaire et l’inconscient. Ici ce sont des palmiers, pourtant si les pins sont bien une plante originaire du Midi difficile d’en dire autant pour les palmiers. Bien que les pins y soient aussi présents, la Côte d’Azur, eldorado ensoleillé des estivants, s’est fabriqué une image inspirée d’autres paradis terrestres de l’éventail touristique et les pins ont peu à peu été remplacés par des palmiers, pour le rêve et le sentiment d’évasion que ces derniers peuvent procurer. Aller tout au bord du pays, au seuil de la Méditerranée ne suffit apparement plus, il faut pouvoir donner l’impression que nous sommes sur l’une des îles et terres lointaines dont sont originaires les palmiers importés ici depuis si longtemps que l’on se surprend à trouver leur présence évidente, comme un élément inaliénable de la mer et du soleil. Quitter — même à regret — le bain de lumières colorées pour s’aventurer au dehors, après tout c’est pour cette ville que je suis revenue ici, alors, retrouvons là. Une agitation nerveuse et bruyante agite la chaussée des rues commerçantes du centre-ville, les voitures luisantes passent en vrombissant, l’asphalte absorbe le soleil, le retient et l’exhale en vapeurs montantes, grimpant le long des mollets et des cuisses, les yeux aveuglés par la blancheur des façades immaculées. C’est l’heure du midi, l’heure morte où tout s’immobilise. Les trottoirs ensoleillés sont quasiment vides, faisant face aux murs ombragés que rasent les passants, en déambulation lente le long des vitrines des magasins éteints derrière lesquelles sommeillent mannequins statufiés, vêtements de l’été à venir et promotions. L’été dort encore dans le plis des robes fleuries et paréos, et dans les rayons de maillots de bains entourés de photographies montrant des surfeurs même s’il n’y a pas de vagues ici, que la mer est douce et calme, scintillante, sans jamais un remous à l’exception des jours de Mistral, mais il faut un peu de ça, de cet imaginaire là, la Californie en Côte d’Azur pour s’y croire vraiment. Étrange besoin de l’évocation d’un ailleurs pour faire apprécier l’ici, à l’image des carrières d’ocres de Rustrel, à presque deux cent kilomètres d’ici, écrin minéral fait de rouge, d’orange et de rose niché dans la nature foisonnante et parfumée d’une Provence intacte, baptisé le Colorado Provençal, et il est vrai qu’en s’y baladant on se croirait dans l’un de ces décors de western à taille réduite, on s’y croirait oui. Mais pourquoi donc ce besoin d’avoir l’impression d’être ailleurs pour apprécier ici, de s’y croire, n’est-ce pas assez bien ici? À Rustrel l’idiotie a été poussée au point que l’un des circuits pédestre s’appelle Sahara, le circuit Sahara, pourtant à l’exception de ce sable de feu qu’y a t-il du Sahara? Ai-je déjà vu le Sahara ? Tout comme le Colorado seulement dans le cadre d’un écran, d’une photographie, des concentrés visuels appréciés depuis un ailleurs, un fauteuil, mais l’immensité de ses espaces, le climat, je n’en connais rien, vraiment rien. Et je demande volontiers à ceux qui ont déjà foulé la terre du Colorado, les dunes du Sahara de me raconter, pas seulement ce que vos yeux ont vu mais de vos corps, quels sont les récits qui s’y sont imprimés, ce qu’ont ressenti les jambes, les mains, les pieds, et les oreilles, qu’ont-elles entendu? Et l’air dans les poumons, quelle saveur ? À Rustrel la densité de la végétation qui peuple les reliefs du sol attache singulièrement ces carrières au paysage du Luberon, impossible de vraiment ressentir ce que pourrait être le Colorado si tôt qu’un peu de recul ou de hauteur est pris pour admirer les roches. La transposition d’un endroit sur un autre demande ici une certaine distance, c’est à dire très réduite, une focale sur un détail en particulier amenant à faire abstraction du reste. Si je regarde le sable de Rustrel à mes pieds et rien d’autre, peut-être puis-je m’imaginer le Sahara, mais il faudra alors oublier toutes les empreintes de semelles de chaussures qui tapissent le chemin. Au pied d’une falaise une sensation vague de Colorado peut naître, au détour de souvenirs d’images déjà vues, cependant le moindre pas en arrière ou rotation du regard brisera cette impression. Celle-ci est donc extrêmement fragile, donc au final risquée. Une vague ressemblance au final, rien de plus. N’y a t-il pas quelque chose pervers dans l’attachement à une vague proximité entre deux choses, comme de trouver beau un visage qui se rapproche sous un certain angle et une lumière en particulier à un canon de beauté, mais dont le charme s’effondrerait sitôt les conditions passées ? « On dirait » telle actrice, tel homme célèbre, on dirait tel endroit, mais au final que voit-on? Dans les rues la chaleur déjà, une chaleur de ville, molle, stagnante malgré la proximité de la mer. Peut-être fera t-il meilleur sur le port. Il arrive vite et au coin de la rue, entre les couples de retraités endimanchés et les familles aux enfants déjà fatigués, trainés par une main adulte, j’entrevois déjà les mats. Je retrouve la promenade et son ruban de terrasses de restaurants et de cafés sous l’allée d’arbres épais. C’est ici que nous restions assises de longues après-midi, sirotant une limonade et une pression, à regarder passer les gens et attendre, laisser couler doucement sur le temps comme les rares et délicieux courants d’airs sur nos peaux, ma peau d’enfant couverte de crème solaire, la tienne distendue, hâlée et si douce, ta peau qui avait traversé le monde et le temps, vécu, aimé, une peau tannée par un long voyage dans le périple de la vie, imprégnée d’odeurs et d’images, de cicatrices et de rides, ta peau sacrée comme l’écorce de ces arbres qui tombe par plaque sur la pelouse verte. Tu es restée ici, à l’une de ces terrasses, je te cherche, je nous traque, où étions nous assises, où sommes nous? De l’autre côté de la route qui sépare le trottoir ombragé et les terrasses de la promenade du port le chemin de planche est abandonné au soleil, une lumière implacable qui n’offre aucun relief ni de coin d’ombre. Quelques palmiers sont éparpillés, très espacés, et c’est à leur pied qu’est jeté la flaque de l’ombre et du repos, lézardée, changeante. Les palmiers pour l’été, pour l’ailleurs, à en oublier qu’ils ne pousseraient normalement pas ici, et les pins parasols sont effacés de la mémoire. Y en avait-il encore au temps de Fitzgerald et de Sagan, quand la peinture de l’hôtel Continental n’était pas encore sèche, les palmiers, les palmiers, les petits drapeaux colorés, la grande roue et son mouvement interminable comme l’horloge d’un temps à jamais ralenti, la Californie peut-être, en miniature. Au milieu d’une sorte de rond-point, là où il y a l’encre géante un olivier, comme pour rappeler qu’ici c’est la Provence, la Méditerrannée, et la silhouette de l’église de Saint-Raphaël nous emporte quelque part après Nice, à Florence peut-être avec son dôme aux tuiles noires, les toits rouges, la pierre rousse et son air d’écrin inchangé. Quelques pins parasols, au nombre de trois, sur ce petit triangle de trottoir qui sépare la route en deux, un faux rond-point puisque l’on ne peut pas tourner autour, triangle à la pointe duquel se trouve l’ancre et l’olivier, le ridicule olivier. Sur ce terre-plein une pelouse au milieu de laquelle trône un monument, bloc de marbre, sur lequel des inscriptions indiquent que le 9 octobre 1799, Napoléon Bonaparte débarquait ici après sa conquête d’Égypte, une conquête qui marque le début du colonialisme français en Orient, et je ne peux m’empêcher que la présence de ces palmiers sur une plage française n’est pas étrangère à tout cela.
Le petit train blanc passe en agitant sa clochette, visitez Saint-Raphaël en trente minutes, commenté. Visages hagards sur des corps transportés à un rythme lent.
Une couple curieux s’approche de moi, ralenti, s’arrête complètement. Une petite fille de six ou sept ans peut-être accompagnée de sa grand-mère, la petite est assise sur la plateforme du déambulateur de la grand-mère que celle-ci pousse à pas lent avant de s’assoir sur un rebord en pierre. La grand-mère a un style un peu excentrique, des cheveux teins en rouge vif et une longue robe de la même couleur, comme un bon nombre de femmes âgées dans le Sud, que j’appelle intérieurement les mamies fashion. La petite porte une robe blanche dont les manches à volants sont ajourées à la façon de la dentelle anglaise, son attention est concentrée sur un smartphone, je me dis que si c’était toi et moi et que notre histoire se déroulerait aujourd’hui il y aurait forcément cela, ton smartphone entre mes mains, la grand-mère prononce le mot Maman et reprend le téléphone avec lequel elle passe un appel. Avec ton Nokia 3310 on appelait la mienne depuis l’une de ces terrasses pour donner des nouvelles, je les regarde et je nous vois, toi excentrique, moi inconsciente de ma chance, du luxe de ce temps passé ensemble. Mon téléphone sonne d’ailleurs, on m’a envoyé un article à lire, quelques actualités d’un désastre qui se déroule a des milliers de kilomètres, la lumière d’humain rongée par un obscurantisme au pouvoir, des petites filles comme elle, comme celle que j’ai pu être, mises en esclavage sexuel et des femme, comme moi aujourd’hui, emprisonnées, tués, mariés de force, violées, au nom d’une cause sainte, sous la formule d’un prétexte qui n’a pas plus à voir avec Dieu qu’avec tout autre forme de quête spirituelle. L’éternelle histoire de la violence et du pouvoir, des exactions, des meurtres et des viols. Tous ces mots absents de la stèle qui commémore les agissements de ceux que l’on dit être des grands Hommes, Napoléon n’était pas un conquérant mais un meurtrier. Le sang sur les mains, hier et aujourd’hui. Encore les criminels, les assoiffés de sang, les faibles d’esprit invoquent des mots qu’ils ne touchent qu’avec leur langue pour justifier le pire. Et le pire ici est invisible, dans le calme de cet après-midi, la marche lente des passants qui digèrent, les terrasses qui se vident et que l’on prépare pour le service du soir, les toiles des parasols qui ondulent lascivement. Pas de poussière ni de larmes si ce n’est celles des enfants fatigués, frustrés de ne pas voir s’offrir tel jouet coloré ou bracelet de coquillages, les larmes sont derrière des murs silencieux peut-être, dans les cuisines des restaurants et les ruelles mais pas sur le port, ni sur la plage, ici il n’y a que le soleil, il règne en maître et impose l’empire de l’été, des vacances, on ne peut que regarder, flâner. Nul besoin de se presser à part si l’on a un train à prendre et la solidité de la chaleur dicte au sang le rythme auquel celui-ci doit couler, lentement, immobile comme les bateaux aux rampes chromées scintillantes, lentement comme les personnes âgées en villégiature, lentement comme les familles, les enfants, lentement le vent dans les feuilles, seules les voitures sur la route glissent en rugissant et même l’entremêlement de leurs moteurs forme une rumeur ennuyante, parfois de la musique à un volume élevé s’échappe d’une voiture puis s’évanouit. Des artistes ont détruit leurs oeuvres pour éviter les représailles, pour ne pas qu’on les détruise eux-mêmes, comme Cléopâtre s’empoisonne avec le serpent tandis que les romains sont à sa porte, que le paysan brûle ses terres alors que l’arrivée de l’envahisseur n’est plus qu’une crainte mais devient réelle et visible, la musique est interdite, interdite, les magasins d’instruments détruits, les artistes ont fuit, ou tentent de le faire, les autres se terrent, se taisent, tremblent. Il y en a qui meurent. Et ici, ici le petit train, la lenteur de la roue, calme et joyeuse, les cris de joie des passagers d’un bateau de croisière, les légers tintements de vaisselles sur les terrasses, je peux dire, je peux faire et chanter, je peux crier même et insulter le président, il ne se passera rien. Le problème ne réside pas dans un trop plein de liberté dont nous bénéficions ici, mais du manque cruel dont certaines et certains disposent à l’heure qu’il est en d’autres endroits. Ici, Saint-Raphaël, en ce début d’été. Pas de sable ni de sang, et les larmes, les larmes dans la mer, mordre dans une glace et la poussière s’est envolée, chassée par une brise d’été. Que fais-t-on de ce deuil et de l’urne, je t’emmène où maintenant? On a tous perdu une grand-mère, après tout rien ne grave des milliers de personnes meurent tous les jours, parfois jeunes et dans d’atroces souffrances. Tu es morte vieille sans souffrir, pourquoi donc tout ce chagrin? La belle-soeur d’un artiste exilé en Arabie saoudite est morte d’une balle dans la tête, vingt-trois ans, cela seulement au détour d’une ligne entre d’autres horreurs, un grain de sable sur la plage des tragédies humaines, où sans cesse s’accumule les morts, et bien d’autres tant d’autres. Ta mort est une montagne que je n’arrive pas à gravir et ombrage ma vie depuis qu’elle est survenue et pourtant je sais que nous ne sommes petites et insignifiantes, des particules dans la masse, l’immense matière Vie, que des massacres, des génocides sont à l’oeuvre, dois-je te pleurer? Dois-je pleurer le peuple afghan et tous les autres? Comment vous pleurer en même temps? Toi qui m’a élevé, a été heureuse, est morte vieille et des inconnus dont la connaissance de la situation m’est insupportable, me donne envie de hurler et me taire à jamais à la fois. Deux adolescentes passent, soucieuses, s’entretiennent le front plissés puis repassent deux minutes après avec un granites à la main, elles aperçoivent quelqu’un au loin et l’interpellent, un prénom masculin, leur visage s’illuminent, elles partent en courant en sa direction, appelant son nom, l’impression d’assister à une scène d’un film de Rohmer. Et les petites filles libres et heureuses aux cheveux que le soleil a teinté de miel, les petites filles sauves, les petites filles de France que la rentrée des classes attendra en septembre.