Il avance dans ces rues aux noms inconnus qui déplient des façades toutes différentes de couleur grise à ocre jaune et rouge clair, des façades qui se regardent et ne s’aiment pas pour avoir été abandonnées, écroulées, rafistolées, mutilées, d’anciennes architectures qui bataillent ou voudraient encore batailler face à des petits immeubles à la peinture fraîche modélisés sur des plans en trois dimensions d’un cabinet d’architecte qui a réfléchi aux matériaux innovants pouvant offrir plus de surface de terrasse et de transparence à l’intérieur des appartements, il se dit je préfère cent fois les lieux de vie avec leur charme ancien qui ont vécu, et il ne comprend pas comment on peut se dire oui je vais habiter ici derrière ces constructions neuves pour ces terrasses à l’ombre avec ces grandes baies vitrées. Plus loin la rue perd ses façades et laisse place à des parkings où quelques platanes déploient leurs ombres, puis de parkings en squares il passe devant un monument aux morts pour la patrie avec sa Victoire les bras en l’air ordonnant par son mouvement d’élever quelque chose, ces logements sociaux justes en face, tous identiques, peu nombreux mais désespérants, au bord de la vétusté, construits à la fin des années cinquante, des logements qui font détourner le regard, alors il presse un peu le pas comme si ce n’était pas pour lui, comme si le logement social ça pouvait s’attraper comme une maladie honteuse, alors il s’écoute marmonner c’est moche ces blocs de dix étages dénudés sans aucun arbre autour, pourquoi ne pas les détruire et reconstruire moins haut et végétaliser toute cette zone, il laisse derrière lui ce qui lui semble être toute la pauvreté du monde puisqu’il a détourné le regard tout ce qui ne persiste pas devant lui n’existe plus, tout s’estompe avec la distance, de toute façon il doit avancer, une tâche verte se rapproche indéterminée qui forme des volutes épaisses et harmonieuses aux reflets luisants dessus, il se rapproche d’une arche de pins, il peut ralentir, l’îlot résidentiel ressemble à ses idéaux plus par conformisme familial que par conviction personnelle, s’autorisant à regarder par-dessus les haies de lauriers où les pins se déploient des jardins d’habitation jusque sur les trottoirs des rues, puis tel un mirage s’effaçant en avançant, les pins peu à peu disparaissent, et regardant tout droit vers le puits de lumière qui ruisselle, il ralentit encore profitant de l’ombre devant cette maison de maître très haute à trois étages, sa porte cochère de la taille d’une charrette, sa génoise à trois rangs, son balcon en pierre au deuxième étage au pied de la fenêtre du milieu. Il remarque que les lampadaires ont doublé de taille et les trottoirs ne persistent plus au-delà de quelques centaines de mètres pour s’évanouir en accotements incertains. À marcher sur le rebord de la route où midi laisse des ombres courtes au sol, il se fatigue à progresser alternativement sur des couloirs de bitume, des chemins de poussières fines dans lesquelles s’égrènent des cailloux enduits de goudron qu’il sent sous les baskets, cherchant son rythme de croisière de longue distance, il doit fouler encore tous ces bas-côtés où la chaussée et l’accotement se chevauchent de manière inégale où il pense je pourrais me fouler la cheville, car j’ai déjà très mal aux pieds. Il reste à franchir encore ces zones étendues de sortie de ville qui enchaînent les ronds-points. Un rond-point en voiture ça ne dure qu’un instant, se dit-il, même si les plus incertains s’engagent timidement et les conducteurs plus téméraires franchissent diamétralement les deux voies pour sortir te rasant de près sans s’arrêter. Il considère désormais qu’à pied il faut bien plusieurs minutes pour contourner ces giratoires, prudemment sur les passages piétons pour machinalement se voir acquiescer devant le panneau indiquant le bon embranchement vers sa destination. Il n’a croisé vraiment personne depuis qu’il cherche à sortir de la ville, suivant la signalisation, reconnaissant à peu près tous les panneaux qui se présentent depuis que j’ai pris ces heures de code de la route et de conduite.
J’aime ce texte, merci. Il résonne avec « l’homme qui dort » de Pérec.