mercredi 18 mai 2016 | rdv Dr L. Sanzel 11h rue du Loup
sur le trajet | mais qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir lui dire, que oui elle ne se sent pas bien, que non elle n’a pas d’idées noires enfin noires comme il l’entend, qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive, que tout ça elle l’a déjà dit à son médecin, que tout part en vrille, plus de repère, plus d’envie, les larmes qui montent comme ça, sans prévenir, que la semaine dernière son ami l’a quittée, mais au fond d’elle-même elle s’en doutait, elle ne voulait pas le voir, ça n’a pas été une surprise, c’est ce qu’elle croit, ou peut-être, elle ne sait pas, elle ne sait plus, elle est déboussolée, et cette perception du plus rien, pourquoi c’est si dur l’idée du plus rien, du définitif, alors se persuader que c’est fini sans vraiment y croire, se dire que c’est pas bien de garder le numéro de téléphone de son ex, mais on ne sait jamais, qu’il faudrait pourtant le supprimer dans le répertoire du portable, effacer son compte Facebook, Twitter, Snapchat, oui, son compte Instagram aussi, qu’elle l’éloigne de sa vie comme il l’a évincée, comme ça, pour pas grand-chose, c’est ce qu’elle pense, pour pas grand-chose, sans doute l’histoire d’un éloignement progressif, d’un manque d’attention, de trop de travail, les retours tard, les départs tôt, la vaisselle du matin encore dans l’évier le soir, le linge sec étendu depuis deux jours, le réfrigérateur presque vide, les week-ends écourtés, les vacances annulées, les remarques déplacées, les reproches, les bouderies inutiles, dommage c’était bien avant tout ça, l’insouciance de leur vie d’avant, les repas entre amis, les regards qui se croisent, les sorties, sa main dans la sienne, tout ce qui avait l’air d’une romance qui pouvait durer, qui aurait dû se prolonger, un vrai instantané du bonheur, à l’image de cette affiche abribus 120 x 176 cm d’une assurance vie d’où se détachent regards chaleureux et sourire bienveillants, c’est ce qu’elle pense, elle croyait que c’était pour la vie, que ça n’arrivait qu’aux autres tous ces soucis, ces non-dits, ces regrets, qu’elle idiote, c’est ça qu’elle va lui dire, peut-être
Et pendant ce temps…
ses pas à côté du passage protégé, le frôlement, le souffle de la voiture, un coup de klaxon, un bras rageur qui se lève dans l’habitacle et qu’elle ne voit pas
foulée ralentie, réflexion, la bretelle de son sac qui glisse dans le creux de son coude
l’air autour se réchauffe
les bruits de la ville s’accentuent,
les piétons accélèrent l’allure
vibrations du téléphone attente, message, numéro inconnu, agacement
rue du Loup, longer le côté impair, trouver l’entrée, saisir le code d’accès sur le clavier du digicode, attendre quelques secondes le clic d’ouverture de la porte, traverser la cour intérieure et monter au deuxième étage, à pied
au cabinet | trop tard pour s’enfuir, elle va devoir parler ou peut-être pas, une première séance dans l’oubli des mots, le silence, se fondre dans le décor neutre, impersonnel de ce cabinet psychiatrique, que puis-je pour vous, mademoiselle, elle sent ses mains devenir moites, son cerveau se bloquer, des perles de sueur couler le long de sa colonne vertébrale et humidifier son chemisier, elle panique à l’intérieur d’elle-même, son regard balaie tous les recoins de la pièce, ignore son interlocuteur, mais il va bien falloir parler, se justifier, se dévoiler, et surtout expliquer, un peu, alors une idée surgit, elle dit sa panne de voiture le jeudi matin, le souvenir s’installe, les images se succèdent, elle dit son absence au travail depuis une semaine, s’arrête, ne trouve plus les mots, ne sait plus comment poursuivre, entend une voix, lointaine, le temps se disloque, elle croit lire sur les lèvres que s’est-il passé, sent qu’à ce moment tout est en train de lâcher, et tout lâche, c’est comme la rupture d’un barrage, les digues submergées, l’eau qui se répand partout, les mots flottent, elle croit sombrer alors qu’en face, ça prend des notes, ça observe, ça écoute, pas grand-chose maintenant puisque c’est le déluge, alors ça propose un Kleenex, ça écrit, puis ça entoure des mots en souligne d’autres, ça attend que le flot se tarisse, puis ça pose une question, et maintenant, et c’est dans cet espace-temps qu’elle s’engouffre, s’en étonne comme si elle avait ouvert une porte qu’elle n’avait jamais vue auparavant, elle raconte que c’est la première fois qu’elle s’écroule ainsi, que ça lui fait peur, mais qu’elle n’en peut plus, qu’elle a atteint ses limites, il semblerait, qu’elle ne comprend pas, parce qu’elle aimait bien ce qu’elle faisait et qu’aujourd’hui elle doute, elle est fatiguée, épuisée, elle ne peut plus y aller, elle dit qu’elle se sent au bord d’un précipice insondable, sortir de chez elle lui demande un effort insurmontable, l’épicerie, la boulangerie, la poissonnerie, elle appréhende de répondre au téléphone, d’ailleurs, elle ne répond pas, ses amis s’inquiètent, au début elle faisait l’effort d’écouter les messages, maintenant, elle les efface directement, les larmes remontent, silencieuses, salées, bien trop salées, elles gonflent ses paupières, lui brûlent le visage et puis ces mots qu’elle devine réconfortants, directifs, compréhensifs, ils se passeront de vous au travail pendant quelque temps, dans votre cas c’est pas du luxe, on se revoit la semaine prochaine même jour, même heure
sur le retour |dans sa main une ordonnance, écriture pattes de mouches, nombre de boîtes, posologie en abrégé, elle a du mal à se concentrer sur les noms, des mots aux consonances barbares pour dormir dès que le jour se fait plus sombre, écarter les insomnies, se calmer pendant les crises d’angoisse, détendre les muscles, l’esprit, rester éveillée la journée, tenir, et c’est la valse des pilules, gélules, comprimés, cachets, du buvable, du sécable, du soluble et des couleurs vives pour ne pas oublier, pour s’y attacher, les repérer, rouge, jaune, vert, blanc, elle se voit ingurgiter ce cocktail indigeste, se dit qu’elle ne s’était pas attendu à cette réponse, qu’elle ne veut pas de toute cette médication qui va ralentir sa vie, son corps, sa pensée, mais elle n’a plus le choix, protester c’est trop tard, elle doit devenir une combattante accepter ces molécules chimiques parfaites pour murmurer à son cerveau que tout va bien, alors, d’un souffle à peine audible, elle remercie la pharmacienne, se détourne de son regard compatissant et insère la poche trop volumineuse dans son sac trop petit, et ça déborde comme dans sa vie, comme ses larmes tout à l’heure en face du psy, et elle franchit les portes coulissantes d’un pas saccadé, reprend son souffle, comme si elle avait été en apnée, comme si son corps s’était absenté, vivait une vie autonome, hors de son contrôle, alors lentement, elle réinvestit ce corps, le reconnait, elle accélère son pas, n’a qu’une idée en tête, rentrer chez elle, se mettre à l’abri des regards indiscrets, des interrogations, elle tremble, elle a froid maintenant, la rue lui semble hostile, piégée, les trottoirs instables, elle sent la puissance des rafales du vent dans les rue transversales, elle claque des dents, entend des bruits incohérents sortir des boutiques, elle pense qu’elle devrait s’arrêter acheter une baguette, ne se sent pas la force de pousser la porte de la boulangerie, redoute qu’aucun sons ne sortent de sa bouche, le regard sur son sac aussi énorme qu’une baudruche gonflée, ouvert sur la croix verte imprimée sur la poche blanche en papier, elle renonce, elle cherche sa clé au fond de ce même sac déformé, dépose le trop plein sur le paillasson, trouve la clé, sa main tremble, elle referme la porte derrière elle et s’effondre dans l’entrée, dos au mur, c’est une certitude, elle n’ira pas travailler les prochaines semaines
elle ira peut-être, et elle apprendra un temps à se servir de la chimie
merci brigitte pour votre retour. suis pas vraiment présente en ce moment, mais vais y retourner…
Je suis très touchée par votre texte, cette histoire de rupture et tout ce qui en découle. Une envie de suivre ce personnage et ne pas la quitter. Merci.
merci beaucoup pour ce retour encourageant. pas pu terminer le cycle, mais tente de poursuivre l’aventure…