#L8 | Rien, le rivage

Rien


n’indique qu’il s’agit d’une île et pourtant l’air épais ne claque ni n’étreint, pénètre les peaux sans plaisir, sans permission, enserre le moindre poumon, le moindre tympan, appelle la mer et les voilà qui s’étreignent, sassent et ressassent en boucle le même sel, le même ciel, les mêmes plaintes, les mêmes nuages à chaque fois de retour chargés des mêmes embruns, des mêmes nuances, des mêmes pluies qui se mordent la queue pour surprendre ovipares, mammifères et pélicans accouplés en grappes près des rochers, des montagnes et des arbres fatigués de se reconnaître, las du ressac en stéréo, épris de lointains solides où l’on se perd de vue, où l’on disparaît en silence, ils savent que tout est là en boucle, que tout finit ou commence dans un roulement poisseux identique au précédent, ils sanglotent et on le sait, on le sent, rien ne l’indique et tout le crie, c’est une île dont on pourrait faire le tour si on n’avait pas si peur, planté là en alerte dans la poussière d’ancêtres encore frais, sable limpide, homogène, habité par d’infinis crabes translucides et bavards, sable qui pénètre les mollets ou s’y colle, sable-film compact dans lequel un corps ne s’enfonce jamais, transformant chaque pas en caresse verticale sourde, tendre, inédite, même au plus près du clapotis qu’on observe épouvanté, dont on s’approche malgré tout alors qu’on ne sait ni où ni quoi, mais l’eau est habile elle salive en chantant, on risque un orteil, puis deux puis tous, la fraicheur émerveille, éteint toute veille, l’arrière-ventre s’allume et l’œil se mouille un peu, on s’abandonne jusqu’aux seins au velouté de l’eau, un aileron bref cadence le large, on se persuade qu’on n’a rien vu ou qu’on délire et pourtant, livide ou tremblant on s’écarte du rivage on se promet une mort plus douce, paupières glacées on se reprend, on avance, il le faut, vision restreinte à la côte en apnée, résistance maximale à la terreur des flots, on sursaute, brusqué par un ara au delà des falaises, elles s’approchent d’ailleurs et la nuit avec elles, le sable disparait sous les rochers mouillés, la crique a pris fin.

Le rivage

se fait dodu, puis épineux, puis escarpé, la nuit s’installe à pas feutrés, on hésite à gravir un relief, trop haut pour anticiper son versant, mais la marche arrière ne répond plus, à droite la mer à gauche la falaise, l’une abrupte et l’autre noire, chuchotent des insultes dans une langue inconnue, la mort est proche quoiqu’il arrive, à moins qu’on ne l’ait déjà passée, chasser cette évidence, escalader la roche polie, glisser, horrifié par ses propres larmes, parvenir au sommet vidé de sensations, paumes et pieds en sang, s’assoir, l’œil posé sur l’horizon rose, refuser un instant de chercher où se rendre et pourquoi on est là, entendre sans surprise la lune déclarer que les pélicans sont hardis à la saison des plis, que la nuit nait dans l’onde et meurt si elle s’ennuie et que non, Monsieur, ici, ce n’est pas le paradis, la voir pointer du doigt une cavité suintante, savoir sans rien comprendre qu’on doit s’y rendre maintenant, redémarrer, se laisser glisser le long de la roche, atterrir entre cailloux et ruisseaux où d’autres invertébrés se hâtent, affolés par le sang, enjamber les crabes, éviter les oursins géants, la lune annonce au sud l’arrivée des sardines, à ce mot avoir faim, c’est peut-être bon signe, subir à son insu un flux d’alexandrins, poussée d’urticaire imposant sa rythmique, une fois qu’elle surgit on est à sa merci, elle gonfle et tout sombre, la lune a disparu, on l’entend très au loin arbitrer d’autres courses, le silence s’abat sur le rivage obscur, on voit à peine ses mains mais la caverne est là, au creux de la falaise, on y entre à tâtons sans ressentir d’angoisse, guidé par un fumet d’épices inconnues, de plantes astringentes mêlées au sel de l’eau, on monte quelques marches pour trouver un sol sec, les parfums s’agglutinent sur la peau calcinée, apaisent la brume interne, creusent les intestins, soudain résonne un rot, un rot humain, une haleine âpre envahit tout l’espace, sidère les membres, on se couche sans y penser, bercé par la roche tiède et moelleuse qui a su nous accueillir.

NOTES
Un robinet. Je pourrais continuer des heures à déverser ce flot qui me délocalise car j’ai l’habitude d’aborder l'écriture à la manière d’un collage; pensée en étoile qui veut beaucoup dire en peu d’espace, qui fonctionne par superpositions, coupures, saccades, associations. Je pourrais aussi faire l’analogie avec le montage comme l’avait fait Eisenstein dans ses écrits (qu’il faudrait que je retrouve): beaucoup d’énergie accordée aux articulations pour un résultat tendu, nerveux et plutôt bref, car je retravaille et coupe, coupe, coupe, fluidité sans cesse contrariée, lenteur. Cette proposition d’écriture dont j’ai retenu la phrase longue, le lyrisme et le mouvement m’a demandé quelques vocalises, j’ai écrit deux trois blocs avant ceux-là où je cherche une voix. Une fois amorcée, elle a coulé toute seule, m’a permis de trouver un repos, un lâcher-prise, m’a emmenée quelque part et je l’ai laissée agir, faire effet. Je n'ai eu qu’à tendre l’oreille, et les images ont émergé par le son. Voilà qui rejoint l’écriture de chansons, que je pratique aussi, et c’est sans doute pourquoi l’alexandrin a surgi malgré moi. 

J’ai écrit ce texte la nuit, le matin, en attendant le bus, l’écriture m’a accompagnée toute la semaine, mais seulement — autre nouveauté — quand j’écrivais. Impossible de lire quoique ce soit, impossible de faire P8 alors que d’habitude je fais les deux propositions en parallèle, non, je voulais connaitre la suite, et seule l’écriture — cette écriture — pouvait me la fournir. Le tout est à retrouver bientôt dans le PDF que je vais de ce pas modifier. 

Pour la suite justement, j’ai la vague sensation — d’ailleurs l’homme aussi — qu’une femme habite cette grotte. 

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, le documentaire, la photo… Et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif À la Source) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

5 commentaires à propos de “#L8 | Rien, le rivage”

  1. Le crabe est invisible mais bavard. Le corps ne pénètre jamais la matière, sauf l’eau peut-être ? pourtant la matière s’accroche.
    Nous sommes sur une île. Le rivage en lisière entre deux espaces. La « terreur des flots » et le lieu de l’invasion. Ça tourne, ça tourne autour du pot, autour d’un espace tout blanc, lumineux, silencieux. Très intuitivement à lire ces motifs avec lesquelles tu jongles, et sans trop savoir pourquoi, se dire qu’il y a aussi un autre motif qui émerge : le motif de la peau.

  2. plaisir à plonger avec toi dans ce paysage qui, peu à peu, prend corps et consistance. bien bien bien que tu te sois laissée ainsi mener par le bout du nez par les images qui s’enchaînaient sans repos : ça nous donne à lire, en bout de course, qqch qui nous emporte et nous amène à créer, recréer, grâce à tes mots, tout un paysage ! bref : merci de faire de nous, tes lecteurs, tes lectrices, des « inventeurs de paysage » ! (j’aime bcp les textes qui font de nous, leurs lectrices, leurs lecteurs, des « créateurs » !)

  3. Prise dans ce flux. Remuée. « mais l’eau est habile elle salive en chantant, on risque un orteil, puis deux puis tous, la fraicheur émerveille, éteint toute veille, l’arrière-ventre s’allume et l’œil se mouille un peu, on s’abandonne jusqu’aux seins au velouté de l’eau, un aileron bref cadence le large, on se persuade qu’on n’a rien vu ou qu’on délire et pourtant, livide ou tremblant on s’écarte du rivage on se promet une mort plus douce,  » bien envie de replonger dans cette eau

  4. Rétroliens : #P10 | Nocturne – Tiers Livre, explorations écriture