Repas de famille. La mère (71 ans), la soeur 1 (53 ans), la soeur 2 (51 ans), la soeur 3 (47 ans). Salon de la soeur 2. Il fait chaud. Les quatre femmes en tenues d’été sont assises autour d’une table ronde. Au-dessus de la table, un ventilateur à palettes. Bruit du ventilateur à palettes. La soeur 2 se lève et sert à chacune dans le service en porcelaine blanche à liseré doré une part copieuse de carrot cake. Le carrot cake a été glacé au Philadelphia par soeur 2. Chacune des quatre femmes a devant elle sa copieuse part de carrot cake. La soeur 1, à peine sa part dans l’assiette, se met à gratter consciensieusement à l’aide de son couteau le glaçage de philadelphia qu’elle remise ensuite sur le rebord de l’assiette. Réaction immédiate de soeur 2: Qu’est-ce tu fais ? Soeur 1, sans prêter attention à soeur 2 continue silencieusement de gratter le nappage de carrot cake. Soeur 2 : Arrête ça. Bruits du ventilateur à palettes et du couteau qui gratte le haut du glaçage. Soeur 2 : Arrête ça tout de suite. Chocs discrets du couteau sur le rebord de l’assiette de soeur 1. Soeur 2 : Arrête de gratter, tu saccages mon carrot cake. Bruits des palettes du ventilateur tandis qu’on entend le couteau qui gratte lentement et méthodiquement le glaçage. Soeur 2 tout en mangeant sa part de carrot cake : Arrête. Mais arrête bon sang. Tu le vois pas comment tu sacages mon carrot cake. Bruit de couteau qui gratte. La soeur 2 à la mère et à soeur 3 : Mais vous, dites-lui. Dites-lui d’arrêter de gratter. La soeur 1 continue de gratter méticuleusement. Soeur 2 à la mère et à soeur 3 : Vous voyez ça ? Est-ce que vous le voyez comment elle fait avec son couteau que gratter comme une petite fille ma élevée ? Soeur 2 à soeur 1 : T’es mal élevée tu le sais ça ? Soeur 2 à la mère : Je parle pas de toi maman, ton éducation elle est bien, je parle de elle là-bas. Dehors un chien qui aboie. C’est tout proche. Un autre chien lui répond. Au loin. La soeur 1 continue de gratter. Soeur 2 : Des façons comme ça. Ca doit lui venir de là-bas des façons comme ça. C’est pas ici qu’on se comporte comme ça. Bruits du couteau qui cogne contre le rebord de l’assiette. Soeur 2 à soeur 1 prenant à parti la mère et soeur 3 : T’es pas comme nous. Nous, regarde, on fait pas ça. On gratte pas notre gâteau comme ça. A Soeur 1 : Mais bon sang, mange. Klaxons de voiture. Bruits de pneu qui freinent brusquement. Soeur 2 se tournant soudain vers la mère : Tante Jeanne des fois elle aussi fallait qu’elle chipote à son assiette. Je m’en souviens quand elle est venue ici, des fois elle faisait des manières plutôt que de manger avec ses doigts. Se retournant vers soeur 1 qui continue encore et toujours à gratter le nappage de son carrot cake : Là je vais m’énerver, je pourrais vraiment commencer à m’énerver. Et même je pourrais dire des choses qui faudrait pas si tu continues. Si tu continues comme ça de manquer de respect à mon carrot cake. Soeur 2 comme hors d’elle : On aurait mieux fait de t’y laisser chez tante Jeanne. Plus jamais aller te rechercher. Voilà. T’y laisser à tout jamais. Là-bas. T’es contente comme ça ? Silence. Silence figé. Tout le salon se fige. Même les palles du ventilateur se sont figées. T’aurais pas eu de soeurs. Et nous on aurait eu la paix. Ici. Sans toi et tes grattages imbéciles de carrot cake. Voilà, c’est dit. Regards effarés de la mère et de soeur 3. Entre elles. Puis regards effarés de la mère et de soeur 3 allant de soeur 1 à soeur 2, puis de soeur 2 à soeur 1. Silence inquiet. Soeur 1 a arrêté de gratter le nappage de son carrot cake. Elle a relevé la tête. Elle regarde soeur 2. Avec attention. Silence qui s’étire. Soeur 1 : Tu dis quoi là ? Soeur 2 à soeur 1 : Je t’avais prévenue. Soeur 1 : Mais de quoi tu parles. De quoi tu parles avec Tante Jeanne ? Soeur 2 à soeur 1 : Bong sang mais c’est toi. C’est tellement tu m’as énervée à gratter comme ça mon carrot cake, tu le sais bien que j’y ai passé l’après-midi à le faire ce carrot cake. Soeur 1 : Quoi moi et tante Jeanne ? Silence. Et du silence jaillissent, comme d’une fontaine, des larmes mais au ralenti des yeux de soeur 2. Soeur 2 : Pardon, pardon ma soeur. Les larmes, abondantes, coulent lentement sur les joues de soeur 2. Soeur 1 : Mais répond au lieu de pleurer, pourquoi tu dis moi et tante Jeanne ? Cris et rires d’enfants dans un jardin voisin. Dans ce même jardin ou dans un autre, on chante en coeur une comptine difficilement identifiable, applaudissements et cris de joie. Soeur 1 à la mère : Pourquoi vous répondez pas ? La mère à soeur 1 : Mais. Mais répondre quoi.Tu sais bien, quand tu étais petite. Soeur 1 à la mère : Non je ne sais pas, quoi quand j’étais petite ? Silence. Les palles du ventilateur se sont remises en route. Soeur 1 à toutes : il s’est passé quoi quand j’étais petite. La mère : tu sais bien,quand tu es restée treize mois chez tante Jeanne, tu t’en souviens quand même. Soeur 1 à la mère : Moi treize moi chez tante Jeanne. J’ai vécu treize moi avec tante Jeanne ? La mère : Ben oui, quand t’avais un an, fais pas une tête comme si je t’avais abandonnée. J’allais venir te rechercher. Me regarde pas comme ça. Fallais juste travailler. Payer la traversée. Le bateau.C’est cher les paquebots en ce temps-là.Et pas de crèche.J’allais pas payer une nurse. Mais arrête de me regarder.Tu fais une tête comme si je tavais caché quelque chose. Tu savais. Tout le monde savait. Tu vois bien tes soeurs savaient. Pourquoi je t’aurais caché ça. Soeur 1 repousse son assiette de carrot cake, carrot cake dont la part est toujours intacte bien que débarrassée de son nappage. Soeur 1 se lève, regarde sa mère, ses soeurs et sort. Bruit de porte d’entrée, de porte de voiture qui s’ouvre et se ferme, démarrage de moteur, musique à fond, bruit de voiture qui s’éloigne, bruit de musique qui s’éloigne avec la voiture et qui s’éteind au loin.
Longtemps après ton départ, ta mère et tes soeurs se regardent interdites. Toi, dans ta voiture, et tout le long du trajet, du trajet qui te ramène chez toi, tu chantes, au son de ton album préféré, tu chantes à tue-tête. Seule dans ta voiture.
J’aime beaucoup le caractère très théâtral de cette scène, les détails révélateurs, les sons ambiants et le drame familial qui petit à petit prend le dessus.
Merci ! C’est tout à fait juste, j’ai tenté de l’imaginer comme une scène de théâtre en huis-clos. J’ai repris ce moment charnière de l’histoire (déjà évoqué deux fois) et tenter de l’allonger, de l’étirer, le préciser. Et aussi d’en donner une version différente. Bonne journée à toi.
A la lecture on imagine très bien ce que ça pourrait donner sur une scène de théâtre, et dans la vie, aussi.
Grand merci Laure pour ton retour que je ne trouve que maintenant (de retour d’une marche en montagne). Oui ça pourrait peut-être être une idée. D’en imaginer une version pour le plateau. C’est marrant, malgré que je l’ai écrit sous forme théâtrale, je n’avais même pas imaginé que ça puisse devenir un spectacle… à réfléchir !