Il est des heures où j’aurai beau avoir faim, m’écoutant réclamer, les grondements orageux dans le ventre, les éclairs contre les pores de l’estomac, il m’est impossible d’avaler quoi que ce soit. Un thé peut-être, pour l’allant qu’il confère pendant les heures de déambulation dans les couloirs, recouvrant les épaules dénudées d’une veste tombée à terre, replaçant une couverture, un fauteuil roulant, confiant un verre d’eau à ce jeune qui attend la visite du médecin, des voix me parviennent des différentes chambres, coupées par les murs que je longe toute la nuit, le timbre aléatoire des infirmiers qui tentent de rassurer, le diagnostic finira par arriver, attendre la radio, la calligraphie du corps intérieur, et je le vois – là devant, isolé dans le petit cabinet de consultation, « vous avez vu le médecin ? on s’occupe de vous ? » IL secoue la tête, le regard las et effrayé. Je m’approche et décide de lui prendre le pouls, juste pour la compagnie, le serrement du stéthoscope qui fabrique une prise solide, la sensation du corps pris en charge, bien ancré au port. En relevant sa manche, je découvre une large coupure ancienne qui a démoli l’arrière du bras, comme s’il avait reçu un coupe-coupe, la brèche est énorme, donnant l’illusion que le bras s’est plié de l’autre côté, inversant la pliure du coude. « C’est un accident », s’empresse-t-il d’expliquer. Je retiens en mimant l’habitude, « ça arrive ». Et change immédiatement d’expression : « oh 47 battements par minute ! c’est fantastique, voilà un sportif ! » Il sourit et son visage s’émerveille. Il remonte l’autre manche pour respirer un peu dans la pièce confinée, j’aperçois des stries foncées dans la peau noire, des scarifications parallèles, étalées dans un ordre décroissant. « Elles ont une signification ? » Il raconte que c’est un emblème tribal, un signe d’appartenance qui le relie sans cesse à ses douze ans. La rivière glacée où il se baignait avec ses frères, les libellules gigantesques qui venaient se poser sur leur front, formant un diadème immense sur le visage. La nature à portée de peau. Il y avait aussi ces arbres avaleurs, qui faisaient disparaître de petits enfants, quand on les oubliait à l’ombre des feuillages. Peut-être avaient-ils été saisis au tronc par des hyènes, des tigres, des panthères. Mais les sorciers n’avaient pu identifier aucune trace dans la terre rouge. « Des singes auraient pu les emporter pour les élever ? » Il sourit et son visage fabrique une fleur géante, on y entend descendre la rivière et son eau froide. « Madame, j’ai mal au ventre… » Un doute me prend, je lui demande de s’étendre sur le brancard, et commence à palper le bas-ventre, il retient un long cri, s’affole « c’est l’appendicite ? » Oui, sans doute. J’appelle le médecin de garde. « On va vous prendre en charge tout de suite. Je vous retrouverai en salle de réveil. » Les collègues viennent le chercher pour le conduire au bloc. Je me dis qu’à force de contenir la douleur, il aurait pu y rester.
Tu me regardes avec chaleur, me reconnais tout de suite, cette endurance c’est dangereux je te murmure, il faut consulter dès que vous avez mal, ne pas attendre. Tu déplies le drap qui remonte jusqu’au menton et je revois cette blessure profonde. Je ne sais pas ce qui m’a pris, l’idée l’image qui a germé soudain. Un raté, un virage brutal qui impurifie ma façon de te regarder. Je te vois alors distinctement sur une embarcation en plein océan, vous êtes entassés sur le gonflable, les genoux contre le visage, les genoux mordus par la bouche, à genoux serrés les uns contre les autres, dans une odeur d’essence à frapper la tête, le moteur ne marche plus et vous dérivez dans les vagues. L’eau rentre dans le flotteur et arrive à hauteur de poitrine, des enfants braillent et mordent le cou en quête d’une tétine, les vagues vous ballottent et submergent les corps harassés de fatigue, les plus faibles ont des yeux pris dans le roulis, tombent sur les plus bas qui les repoussent, qui les poussent, une femme bascule sur toi, tu es tellement sonné par les vapeurs d’essence qui te grillent la peau, grattée jusqu’au sang, accablé de fatigue, tu repousses cette femme à bascule, va pour la maintenir au-dessus, loin de ta tête, c’est là que tu vois l’enfant agrippé à sa poitrine, la femme n’a plus de pupille, plus de force, s’est évanouie dans l’essence et les vagues par-dessus bord, alors d’un coup tu as saisi l’enfant et repoussé la mère, par-dessus bord la chair surnuméraire, par-dessus bord les lèvres bordées de salive, le corps enveloppé de muscles, les plus d’âme, les sans-vie, ta peau brûle d’essence, et tu me regardes tout raconté d’une seule vision. Avec dans ton œil encore, la femme jetée à l’eau.
Vous vous trompez sur moi. Je suis si pénétré de terreur et de fatigue, c’est à cause de l’événement qu’il faut vous raconter. Le seul à dire, à éjecter de ma vie. Mon frère madame, mon frère est né avec la peau blanche, de larges taches blanches sur les mains, sur le torse, les cheveux blancs, les yeux injectés de miel. Vous ne pouvez pas savoir. La folie des miens sur mon frère. Les coups de bâton dans la rue, le souffre-douleur, le non-sens, la hargne de ne pouvoir réclamer raison, ce corps qui aurait pu être le mien, que j’aurais peut-être pu protéger, à force de cris de harangues dans la rue. Mais les jeunes se sont acharnés sur lui. Et l’essence, oui madame, là-dessus vous avez raison. L’essence sur le corps madame. Jeté dans l’essence. Et l’odeur du corps brûlé, les os rendus, la peau rendue à sa noirceur, le corps dans mes bras. Je ne veux plus madame être des miens, faire partie d’eux, les bouches gorgées de salive, ceux qui s’acharnent, ceux qui roulent des braises sur les yeux effrayés.
Avidité à lire, à découvrir, dès le début depuis comment elle l’approche, découvrir qui il est, ce que vous en faites, ce qu’il dit de lui, ce qu’il ne dit pas, les images qui se créent depuis les mots et tellement fortes et le rythme du début à la fin. Merci.
Chère Anne, je découvre extrêmement émue vos phrases qui prolongent, qui me / mais aussi lui, elle/la prolongent, avec la pulsation extraordinaire de votre voix. Oui, exactement ce non-possible à dire, le non proférable que vous avez su révéler, ajuster à ce petit embryon de récit. Un immense merci Anne pour votre regard si sensible, la danse choisie pour le dire.
Bonsoir Françoise. Je trouve dans ton texte très précis et beau une évidence qui s’est également imposée à moi lorsque je me suis attelé à #L8 : le travail lyrique s’est immédiatement orienté vers une recherche du récit de vive voix, d’une prise de parole (se) racontant, avec adresse à une deuxième personne. J’en suis venu à la conclusion que le conte aussi était affaire de lyrisme – notamment dans la façon qu’il a de jouer avec cette deuxième personne. J’aime que tes paragraphes se répondent ainsi, qu’ils se parlent.
Cher Christophe, merci vivement pour ces mots si généreux. Quelque chose commence à prendre vie grâce aux voix. Vais immédiatement découvrir votre proposition, toujours cet étonnement à vous lire, le rythme incroyable, la densité. Merci !!