Marcher le long de l’allée de tilleuls en fruit, cette ombre reposante, évacuer le poids de la journée, le trop plein de la Ville, le trop plein de la vie, se laisser aller à l’ombre des tilleuls, à leur présence silencieuse, silencieusement encombrante et se sentir encombrée. Et là voir quelques rares micocouliers qui alternent les tilleuls dans cette allée, la continuité est un leurre, vision rapide d’un monde fait des sauts et d’interruptions, tout est discontinu, les bateaux sont à la dérive, ils ne peuvent pas accoster, s’approcher de la terre, la distance est là, toujours là, tout est discontinu, tilleuls et micocouliers ne se touchent pas, être à la mer et y rester des jours et des nuits, être à la dérive, avec le rêve de la terraferma, le rêve du continent dans le coeur, oui, un jour on accostera, le monde deviendra à nouveau continu et il sera possible de débarquer. Arriver au fond de l’allée de tilleuls et de micocouliers, les bateaux à la dérive invisibles, quelque part plus loin dans une mer, passer le portail et se retrouver à nouveau dans l’encombrement de la Ville, se faire surprendre par une grande esplanade blanche en terre battue, n’avoir jamais parcouru cet espace avant, parcourir cette terre, se laisser aller aux sensations des petite pierres sous ses sandales, surprise inattendue dans une Ville, souvenirs lointains qui remontent, secoués par ces pierres, continuer à avancer, inconsciente de tout ce qui se passe dans ce monde discontinu.
La station d’épuration est par là. On pourrait être enseveli dans le désordre humain, tout l’invisible pourrait remonter à la surface, comment faire alors, marcher pour l’instant sans le savoir sur l’obscur de la Ville qui coule dans un réseau d’eaux souterraines. Elle marche dans la Ville. Fin de l’esplanade, le bitume de la Ville occupe à nouveau tout l’espace, plus de petites pierres sous les sandales. Batailler à nouveau contre la Ville, dans son présent, sans plus des secousses du passé, chercher le passage piéton sans le voir, aucun feu, les voitures qui défilent vite, très vite, regarder d’un côté et puis de l’autre, chercher à traverser cette allée. D’autres gens sont par là, les observer, peut-être qu’ils connaissent le secret, comment traverser cette route, et là se découvrir à nouveau enfant, regarder à droite et à gauche, puis c’est fait. Être de l’autre côté.
Garde du corps. Sas 1. Montrer son portable.
Une marche après l’autre, environ dix marches gris ciment.
Lever son regard et voir un palais sombre, des trous à la place des entrées, avancer, c’est là, c’est là son espace, c’est dans cette boîte noire qu’il faut maintenant entrer. Grimper, se plonger dans ce noir, valicare i confini, entrer dans cette forêt obscure en ciment armé.
Un vieux monsieur à la retraite. Sas 2. Pfizer ou Moderna, première ou deuxième dose. Encore quelques marches grises. Puis tout va si vite. Le déploiement de force est militaire, marins pompiers, médecins, infermières, la foule est continue. Faire part de cette foule continue. Accueil chaleureux et la surprise de rentrer dans l’Histoire, sans interruption.
Un marin pompier. Sas 3. Date de naissance.
Puis la réponse avec le bon prénom, le sien. Être attendue.
Bonjour Madame, juste après la dame, bonjour Monsieur, juste après la dame, bonjour, toujours bonjour et toujours après quelqu’un.
Une dame. Sas 4. La feuille avec l’heure et le jour et en fluo les parties à compléter. Prendre ensuite un numéro. Les tilleuls et les micocouliers sont désormais un souvenir loin. Des lampes néon à leur place. Elle ne pense plus aux bateaux dans la mer. Ici il n’y a plus rien de naturel. Tout est couvert et recouvert, la forêt est artificielle, les arbres sont des structures portantes en béton armé. Devenir un numéro au-dessus des fleuves enfouis de la station d’épuration dans les parages.
Un monsieur. Sas 5. Premier espace de temps assis.
Son chiffre est scandé. Derrière une vitre en plastique un médecin. Visite éclair avec le médecin, des questions de circonstances, des réponses convenues, plonger dans l’indistinct collectif. Somnambules.
Un infirmier. Sas 6. Deuxième temps d’attente assis.
La sérologie. Excuse-moi juste pour faire la sérologie, mots qui voltigent dans l’air. Emerveillement de ces mots en l’air. Puis un jeune homme vient la chercher.
Une infermière. Sas 7. Injection.
S’avancer vers le vestibule, fermer le rideau, sourire à l’infirmier qui signe un papier, choisir le bras, toujours le gauche, soulever sa manche, retrousser sa manche et être prête, offrir son bras, lui remettre son pouvoir, tout son pouvoir. Silence dans le vestibule. C’est fini.
Un autre marin pompier. Sas 8. Espace de surveillance.
Troisième espace de temps assis. Esausta, dans la chaleur de juillet. Avoir le temps maintenant, ces quinze minutes de surveillance, ce temps pour rester là, immobile, sans rien faire, sans penser à rien. Un écran de télé est allumé, trompe l’œil de ce qui se passe, tous les sas en perspective, la télé montre des gens souriants, la télé montre l’injection, tout en continu, si facile. Il manque 20 minutes avant la fermeture. Le haut parler incite maintenant la foule. Faites du bruit ceux qui sont du Pfizer 1, mes amis. Faites du bruit, ceux qui sont du Pfizer 2. Faire du bruit. Mes amis. Entendre tout le long des chiffres scandés, être un chiffre qui fait du bruit. Regarder la femme devant, robe noire courte, petits éclairs rouges, talon aiguilles, imaginer de marcher avec ces talons aiguilles. Entendre son numéro, vingt minutes exactes après l’injection.
Le panneau sortie couvre d’autres écritures, Palais du Sport, Ville de M., regarder ces écritures qui se superposent, lire à voix haute ces panneaux, imaginer d’autres écritures possible, ne rien imaginer. Vivre une journée comme celle des grands-parents avec les cérémonies du Régime. Ces journées où tout le monde est convoqué et l’Etat dicte l’Histoire. Somnolence. Se laisser porter dans cette bulle.
J’ai beaucoup aimé votre texte, j’avais aussi imaginé écrire sur le passage des sas de vaccination, dans mon cas Astra Zeneca ; première dose au bord d’une jolie petite rivière dans un hall omni-sports complètement englouti lors des inondations de juillet (gros travail d’épuration à réaliser) et donc deuxième dose à l’aéroport de la ville, sur les hauteurs, dans une tout autre ambiance…
Belle capacité de prendre du recul sur le présent, sur l’actualité, pour le décliner sous forme littéraire. J’ai aimé votre texte moi aussi et son rythme lent, presque lancinant. Merci.
Merci pour vos commentaires qui m’encouragent à poursuivre dans cette direction et à rebondir! C’est une revisitation de la #1 à la lumière de la voix lyrique #8. Pardon pour le retard, j’ai un peu perdu le fil de la technologie ces derniers jours. A très bientôt!