L’amour est amertume, voilà ce que m’apprennent les hommes de siècles en siècles. On se trouve, on se quitte, on se blesse, on s’écarte, on se rapproche. On souffre du trop ou pas assez (des deux parfois) : on enfante, on cajole, on câline, on repousse, on est repoussé, on donne tout, on sature, on s’épuise. On veut de la reconnaissance ? on obtient de l’exigence ! On veut fuir, on veut rire, on veut louvoyer, on ment, on se ment, on n’ose pas ce que pourtant les autres osent. On se permet et on nous le reproche.
Voilà tout ce que j’entends de siècles en siècles, de proches en proches. Les plaintes sont comme des liens entre les hommes. Il faut toujours un plus malheureux que soi, question de survie : ça rassure. Ça évite la jalousie mais pas la complaisance. On s’y retrouve finalement. Bien sûr certains trouvent qu’on ne les plaint pas assez : les aigris, les petits esprits, les racornis de la société. Eux aussi ont une fonction. On les tolère parce qu’ils servent de contre-exemples. Tout ça se tient.
Je les entends ces voix qui n’ont pas conscience de former une seule et même chorale. Je les vois ne pas se voir, ne pas s’entendre, alors qu’ils ne font que se répondre dans un ballet incessant. Chacun son espace, chacun sa vie, quelle illusoire vision du monde ! De quoi se sentent-ils propriétaires ? De ma terre ? De mon endroit ? Ils ne sont que l’envers de ma propre existence.
Vous vous demandez si je les aime, n’est-ce pas ? Je m’y suis laissé prendre, oui. Je ressens leurs émotions comme ils ressentent le souffle du vent certains soirs d’été sur leurs terrasses. Parfois cela devient bourrasque furieuse et ça me plaît. Les hommes sont doués pour la passion — je devrais même dire les passions. Autant de nuances dans de si petits corps est une gageure et pourtant ça marche. Ça m’alimente à chaque moment sans qu’ils le sachent. Ma terre compense leurs glissements mentaux, absorbe leurs crues émotionnelles, accueille leurs cœurs composés, leurs corps accouplés, acharnés, décharnés.
Je suis leur origine comme les racines des arbres sont la tête et non les pieds. Je les nourris de mon histoire qui est pourtant la leur et qu’ils font jour après jour. Comprendront-ils un jour ce qui les dépasse tant ? Comme on dit maintenant, voilà l’écosystème. L’écho à mon tempo, l’emphase de ma voix. Ils sédimentent ma prose, je tisse leurs entrelacs. Je souffle savamment, ils m’inspirent et ils m’aiment.
Qui parle ? Moi à travers eux ou eux à travers moi ? Peu importe. Et ceux qui sont partis reviendront bien un jour, comme tant d’autres avant eux. Quand bien même ils s’éloignent, leurs vibrations déformées me parviennent et me hantent. Mes frères villes et villages se font le relai de mes ouailles égarées. Je les embouteille en souvenirs vifs et actifs jusqu’à leur retour. Leur odeur affleure encore dans les rues sans qu’ils le sachent. On croit les oublier, on veut les effacer ? Je les garde tenaces. On ne peut se détacher de son essence. On ne peut se défaire de mon appel. Oui je les aime ! Comme on aime ce qui nous appartient.
Me voilà prophète maintenant ! Qu’en penserait le curé qui court chaque jour entre mes frères et moi pour communier tout le monde ? Sait-il seulement que les péchés qu’il confesse sont vieux comme moi et que tous les pardons de tous les cieux n’empêcheront pas leur éternel recommencement ? Tiens donc, et si c’étaient les péchés les plus immortels dans cette histoire ?
On dirait que je leur veux du mal à mes rejetons, mais il en est tout autrement. Simplement je m’ennuie, je veux de l’animation, de la joute, des défis ! Je me souviens encore des apprentis ménestrels qui se tiraient la bourre à chaque calembour, voulaient être celui qui marquerait les esprits, resterait dans l’histoire, ou encore celui dont les mots passeraient dans toutes les bouches. Ai-je moi aussi rêvé de gloire ? Ma renommée est loin, je ne suis plus qu’un petit point sur une carte perdue… mais je ne regrette rien. Le temps du repos est venu avant qu’un nouveau cycle commence. Si seulement je pouvais connaître l’avenir, je pourrais savoir que ma retraite prendrait un jour fin. Car c’est cela qui m’assombrit : ne pas savoir ce qu’il me reste à vivre et si ça me plaira. L’ennui est le pire des ennemis, celui qui endort et dépérit les plus vivantes carcasses, amoindrit les réussites passées, déplie les incertitudes et met en doute les moindres nouveautés. C’est pour cela que je ne veux pas céder. Je m’accrocherai vaillamment à chaque petit indice, à chaque picotement qui me fera trouver pourquoi le nouveau venu est si particulier. Il fait partie de moi, il le faut, c’est un fait.
Codicille : La voix en-dessous, dans mon récit, c’est celle du village, un peu à la manière d’un inconscient collectif. Et comme tous les inconscients, il s’exempte de tout Surmoi, de toute bride sociale pour dire ce qui lui passe par la tête et les tripes. Ça coule sans interruption, ça explose à tout instant. Peut-être est-ce le reste du récit qui permettra de le contenir dans quelque chose d’articulable.
Les îlots de narration précédents: #L1 Nouvelle impression #L2 Première impression #L3 Ce qu’ils se disent #L5 Renaissance #L6 Trois solos
« écouter les maux pour les recoudre en mots doux. » ou sages ou du bons sens officiel de la communauté
c’est juste comme ça 🙂
Merci pour ce « juste comme ça » qui m’apporte quelques liens à faire, c’est vrai, entre narrateur et écrivain! N’est pas sage qui veut et le « bon sens » est une question de point de vue il faut croire… 😉
J’aime beaucoup ces perceptions extra humaines. Ça permet de dire des choses folles.
«souvenirs embouteillés» par exemple.
Je prends en tout cas beaucoup de plaisir à écrire cette personnification du village… et ça demande à utiliser un vocabulaire autre ce qui est très intéressant aussi. Après il dit parfois des choses qui me font un peu peur… Et merci d’avoir relevé cet « embouteillage » !