Mercredi 29 mars 2011 : rencontré Adrien Brenner. Ce matin-là les ouvriers achevaient de condamner les fenêtres de l’escalier C. Plaques de métal à découper, à souder, à riveter – un raffut inimaginable. Adrien Brenner se tenait au pied des Gentianes, les mains dans le dos, captivé. Je l’ai abordé comme ça – l’impression qu’il n’était pas un simple passant. Je reproduis ici les notes prises au Café le Moderne de Bois-Colombes deux heures après notre rencontre : « Adrien B. 31 ans – habitant du quartier depuis l’âge de 4 ans – naissance et premières années en Alsace (ou en Lorraine ?) – père décédé / mère secrétaire usine Olida (Levallois) – scolarité à Asnières (Institution Sainte-Geneviève – CP-Terminale) – 1m65, cheveux châtain foncé, rasé de près – fonctionnaire territorial (Mairie de Cormeilles-en-Parisis – service Petite Enfance) – mère repartie vivre en Alsace (ou en Lorraine ?) à la retraite (il y a 2 ou 3 ans) – "hérite" de son logement social – s’y installe en “coloc” avec son ami d’enfance Pierre Petrovic (se connaissent depuis le CP) – les 2 nageurs en club – Impression : PP handicapé (mais quel handicap ?) – l’appartement au 9e étage des Myosotis donne sur les Gentianes / chantier suivi de près, quotidiennement, jour ET nuit par PP “reclus” – PP aurait observé “certaines choses” qu’il appelait des “lueurs” aux étages inoccupés. Ces derniers mois il dormait tout le jour pour guetter ces “lueurs”. [Note postérieure : le 29/3/11, à ma connaissance, pas encore de Combi VW aux abords des Gentianes] Seconde rencontre avec AB le 4/4/11. À cette occasion il me confie une enveloppe A5 contenant le texte qui suit. Pierre Petrovic l’a rédigé au crayon papier sur 5 Post-it jaunes. Pas de ratures. PP a disparu le 18/3/11. Sans nouvelles depuis. AB envisage de se rendre au commissariat pour déclarer une "disparition inquiétante".
« Les ténèbres sont partout. Chaque soir je m’installe sur le balcon à la nuit tombée. J’observe les lumières s’éteindre une à une dans les salons, dans les cuisines, dans les chambres, dans les villes alentour – lumières du port, lampadaires sur les containers, lampadaires sur les allées et les entrepôts, lumières dans les bureaux de la capitainerie, néons des cuisines de la Cité du Luth, des cuisines d’Asnières, de Colombes, Bois-Colombes, Gennevilliers, néons de l’usine papeterie de Nanterre, néons dans les cellules de la maison d’arrêt, néons dans les allées d’Auchan, dans les boutiques des 4-Temps, néons sous le dôme du CNIT, dans les bureaux de la Grande Arche, sur les quais du RER – les ténèbres sont partout – vague lente et épaisse obscurcissant la ville. Je commence alors ma veille. Neuf étages plus bas s’étale la cité des défunts et dans la cité des défunts le silence de minuit répond au silence du jour. C’est alors qu’en face, dans leur gangue de métal, les Gentianes s’éveillent. Les ténèbres sont partout mais par les interstices surgissent des lueurs. Des lueurs qui dansent, des lueurs qui ondulent, des lueurs qui s’estompent puis réapparaissent, rouges, jaunes, orange. Les ténèbres sont partout mais là où les ouvriers ont mal soudé les plaques de métal les lueurs dansent et se reflètent sur le béton des balcons tristes, des balcons sans voix, sans linge racorni, sans vélos rouillés, sans transats, sans chat qui guette les pigeons, sans chien qui dort, sans canaris encagés, sans désordre familier. Les ténèbres sont partout mais quelque chose demeure, une charge que peinent à contenir les murs des appartements dépeuplés – empreinte du lave-vaisselle sur le mur des cuisines, empreinte des lits-jumeaux sur la moquette des chambres d’enfants, contours de l’armoire à pharmacie, du meuble télé sur le mur plein sud, du miroir près de la porte d’entrée. Les ténèbres sont partout et les lueurs, chaque nuit, dansent. Les lueurs défient les grillages, défient les plaques de métal, défient les murs de parpaings. Les lueurs défient ce que les ouvriers patiemment dressent pour les contenir. Les ténèbres sont partout, enveloppantes, ténèbres du repos, du répit contre le jour hostile, ténèbres où les corps sans sommeil s’agitent dans les lits, ténèbres qu’ignore le veilleur que je suis devenu. Chaque nuit je me fais sentinelle. Chaque nuit je me tiens là, accoudé, enchaînant les clopes, ne comprenant rien au spectacle qui se joue en face mais revenant chaque nuit y assister parce qu’il est beau, imprévisible et inquiétant et qu’il se déroule – il faut me croire – rien que pour moi. Les ténèbres sont partout pesantes sur nos vies. Seuls les feux follets des Gentianes savent leur répondre. » Pierre Petrović – 28 février 2011
Merci pour ce texte, ces ténèbres dans la ville.
Merci, Clarence !
Quel beau texte ! Et la déclinaison des ténèbres en lueurs flottantes, empreintes, sommeil. Merci !
Merci, Helena ! J’avance à tâtons dans cette histoire donc c’est très encourageant !
Top!
Merci Xavier Georgin pour ces apparitions inquiétantes. Sur la piste des combis VW, j’aime beaucoup ces lignes border lignes. Merci et bonjour au chat.
Merci Ugo. J’avance petit à petit sans bien savoir où tout cela nous conduira (sachant toutefois que nous nous y rendrons en Combi VW) !
Magnifique litanie des ténèbres en lueurs . Une grande envie de lire ce texte à voix haute. (c’est fait)
Merci Nathalie pour la lecture à voix haute, ça compte beaucoup pour moi !
Bonsoir Xavier. Je rêverais de lire le journal de Pierre Petrovic. Car il y en a un n’est-ce pas ?