Sur le seuil de la maison, le pompon rouge du porte-clé est comme le signal d’une opération irréversible sur le point de se dérouler. Lorsqu’elle ouvrira la porte, les images, les sensations, les sons captifs du passé afflueront, et recomposeront les souvenirs, comme autant de tableaux libérés par le souffle de sa présence. Elle sent que la maison est comme une crypte dont les murs seraient couverts des scènes du passé, peintures rupestres inviolées qui s’exposent enfin aux regards, surprises dans leur force figée. Elle se souvient de cette scène d’un film dans laquelle des ouvriers qui creusent le métro de Rome éventrent une villa romaine couverte de fresques magnifiques qui, au contact de l’air, se désagrègent et disparaissent sous les yeux des témoins impuissants. Elle devait avoir une dizaine d’années, c’était probablement l’été. On ne partait pas en vacances à cette époque, et les mois de juillet et d’août se passaient à la bibliothèque ou dehors, dans les jardins, les rues sans voitures, les bois communaux. Certains après-midi, elle se retrouvait devant les images en noir et blanc de la télévision où elle assistait à des spectacles surprenants dont elle était l’unique spectatrice comme cette scène de film, elle apprit plus tard qu’il avait été réalisé par Fellini, qui lui revient maintenant en mémoire.
Lorsque la porte de la maison s’ouvre, son esprit superpose au frottement du bois sur la dalle sombre le son puissant de l’air vicié qui s’engouffre dans la villa romaine et c’est le souffle du présent qui s’insinue dans le couloir, parcourant la maison en un instant, se lovant dans tout son volume, tous ses espaces. Elle craint de laisser échapper quelque chose, de gâcher ce moment tant attendu alors qu’elle s’apprête à cueillir les images délicates que sa mémoire, la mémoire de la maison, laissera bientôt émerger. Une fois la villa romaine ouverte, il faudra rapidement photographier toutes les scènes, les saisir, les raconter, avant qu’elles ne s’effacent.
Elle voudrait tout garder, tout conserver et surtout ne rien altérer des images qui se présenteront à son esprit au fur et à mesure de sa progression dans la maison. Elle veut se laisser impressionner, comme la pellicule d’une caméra. Lui reviennent en mémoire les appareils photo que les enfants pouvaient manipuler à de rares occasions avant qu’ils ne retournent dans une armoire hors de portée. A-t-elle jamais vu quelqu’un s’en servir pour prendre des photos, elle ne s’en souvient pas. Pourtant les albums, les tiroirs, les valises inutilisées regorgent de photos souvent en plusieurs exemplaires, celles en noir et blanc, les plus anciennes, parfois rassemblées dans de petits carnets offerts par les studios de photographie, tandis que les plus récentes sont rangées dans des enveloppes aux couleurs criardes avec leurs négatifs dans une pochette formée par le rabat. Elle tente de domestiquer son esprit, de l’empêcher de parcourir la maison comme un enfant espiègle déterminé à ouvrir toutes les portes et vider les armoires de leur contenu. Prendre son temps, progresser comme une archéologue qui découvre un terrain et en reconnait immédiatement la nature, l’embrasse d’un coup d’oeil, prenant le temps d’à la fois enregistrer la vision globale du lieu et d’en répertorier chaque détail, chaque fragment qui trouvera ensuite place dans le récit qui sera produit.
La maison renferme encore toutes les possibilités d’histoires. Lorsque les souvenirs anciens seront racontés pour la première fois, elle sera face à toutes ces images qui les composent. Elle seront là autour d’elles, comme les fresques de la villa romaine, et il faudra alors les agencer, dans un certain ordre qui déterminera une narration, induira un style et peut-être un ton, ionique ou léger, peut-être légèrement désabusé? La direction qu’elle prendra ne permettra pas de rebrousser chemin. Une fois qu’elle aura choisi, sa voie, sa voix, celle-ci s’imposera, effaçant toutes les autres options et le souvenir s’estompera pour laisser place à l’histoire, à une histoire. Les raconter impliquera de laisser s’engouffrer l’air d’aujourd’hui qui contaminera inexorablement le passé et altèrera à jamais les couleurs et les traits des dessins.
Revenons à l’infime courant d’air qui s’est insinué dans toutes les pièces de la maison porteur des germes de la fiction. Déjà des images et des sons affluent dans le couloir, on dirait que les motifs floraux baroques qui tapissent le mur de droite ont capté dans leurs entrelacs dorés des échos de bruits de pas, de rires et de bousculades d’enfants pressés. Tandis que sur le mur de gauche, le miroir réfléchit son regard inquiet d’y trouver une version d’elle-même qui y serait restée captive.