L’enfant dedans le livre d’Amérique rêve du grand dehors, l’enfant dehors rêve de revenir dedans pour retrouver le livre d’Amérique, l’enfant rêve de l’homme qu’il deviendra, de l’homme d’Amérique, l’enfant dans l’écurie pour sortir les fumiers, l’enfant sous les assots pour donner aux veaux, l’enfant regardant son père traire les vaches, la main rêche du père caressant le ventre de la vache, puis la tétine, puis les trayons, la main rêche du père ne caresse pas l’enfant, la main du père est malhabile avec l’enfant, l’enfant parfois voudrait se transformer en vache, le père lui dirait Dahlia ma belle, c’est le nom de la vache, Dahlia, la préférée du père, une vache noire, exotique, pense l’enfant, une vache qu’on dirait venue d’Afrique, et le rêve de l’enfant s’égare, il a appris les continents, l’Afrique et l’Amérique et aussi l’Asie et l’Australie où les kangourous sautent la tête à l’envers et l’Antarctique, le continent de glace, le continent de peur, le continent blanc, des histoires de citées englouties, l’Antarctique terrifiant l’enfant qui rêve d’Amérique, l’Amérique des cow-boys, le grand dehors d’Amérique où sortir les fumiers, où donner aux veaux, où traire les vaches même deviennent une aventure, l’Amérique des chevaux fous et des bisons, l’Amérique des gratte-ciels, l’Amérique du livre avec ses déserts et l’océan, l’Amérique des routes, il veut rouler en camion sur des routes d’Amérique, l’enfant, en Amérique tout est différent, tout est plus grand qu’ici, en Amérique, les stations d’essence, les motels, les saloons, les trains à vapeur, les Indiens, les abattoirs, en Amérique les studios de cinéma, les casinos, les pénitenciers, Alcatraz, Las Vegas, Hollywood, en Amérique l’immensité quand ici tout est si petit que l’enfant se sent coincé dedans même quand il est dehors, même quand il est sur ce tas de terre qu’avec le petit frère il appelle la grande montagne et qu’il creuse à la truelle pour trouver de l’autre côté la Nouvelle-Zélande, des montagnes aussi mais à l’envers, mais c’est d’Amérique qu’il rêve, l’enfant, il y a l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud et entre les deux le canal de Panama, l’Amérique dont il rêve, l’enfant, c’est l’Amérique du Nord, celle des cosmonautes et des chercheurs d’or, c’est pour ça qu’il tamise le sable, l’enfant, pour faire comme si on était déjà en Amérique, on a appris la chanson à l’école, on trouve l’or au fond des ruisseaux, alors l’enfant part à l’aventure, il sait où il y en a un, de ruisseau, il a pris sa pelle et son tamis et il va jusqu’au ruisseau, ça sent bon, les ruisseaux, ça sent les orties et la bouteille de limonade enveloppée dans du papier journal pour les trois heures quand on doit rateler le foin, ça sent la fraîcheur de l’eau quand il fait chaud, on se penche lentement pour boire, on a peur de tomber dans le ruisseau et d’être tout mouillé et d’avoir froid et de devoir rentrer dedans se changer et d’entendre maman dire qu’aller jusqu’au ruisseau qu’est-ce que je t’ai déjà dit et de devoir rester dedans parce qu’on peut pas vous laisser seuls cinq minutes et reprendre le livre d’Amérique quand on est bien au chaud dans son lit et rêver de Marylin Monroe, elle a une robe blanche et il y a du vent qui vient de dessous, l’enfant est tout surpris de ce qui lui arrive, qu’est-ce qu’il se passe, il tourne la page, c’est encore l’Amérique mais ça ne le fait plus rêver, c’est la maison blanche et le président et on a tiré sur le président, il est dans une voiture sur une route toute droite avec à côté des immeubles, il y a des confettis qui volent et il y a aussi un tueur qui tire sur le président et le président est mort, c’est aussi ça, l’Amérique, alors l’enfant a peur, il préfère rester ici, dedans, bien au chaud dans son lit, il ne veut plus aller en Amérique, il y a aussi l’Europe, dans les continents, et c’est bien l’Europe, c’est plein de châteaux, l’Europe, c’est plein de vieilles villes, l’Europe, des vieilles villes avec des châteaux, il aime entendre ces noms de villes d’Europe, l’enfant, et les noms des rues et des monuments, Madrid, Puerta del Sol, Berlin, Chekpoint Charlie, et Prague aussi et Paris, la Tour Eiffel, et Rome encore et Varsovie, Lisbonne, Copenhague, il aime rêver d’y aller pour de vrai dans ces villes d’Europe, l’enfant, à Istanbul qui s’appelait Constantinople qui s’appelait Byzance ou à Saint-Petersbourg qui s’appelait Leningrad qui s’appelait Petrograd, toutes ces villes d’Europe ils les aime, mais l’Amérique, les villes d’Amérique, ça le fait rêver plus fort, l’enfant, Chicago, Philadelphie, Miami, Los Angeles, et le fleuve Mississipi, les trappeurs, les pionniers, les yeux de Clint Eastwood, il a vu des western, l’enfant, il veut aller là-bas, il est là-bas quand il est dans son livre, il rêve du grand dehors d’Amérique, des bretelles d’autoroutes gigantesques, des supermarchés plus grands que des villages et des aéroports, il se voit sur le tarmac, il aime le mot tarmac, l’enfant, mais l’aéroport, c’est trois lettres, JFK, et c’est le nom du président qu’ils ont assassiné, JFK, et l’assassin du président lui aussi a été assassiné, en Amérique on s’assassine à tout bout de champ, alors il a un peu peur d’aller en Amérique, l’enfant, il ne veut pas se faire assassiner, il est trop petit pour se faire assassiner, et chez nous, on n’assassine personne même si on a trouvé un monsieur pendu dans sa grange mais ce n’était pas notre grange, dans notre grange on ne se pend pas, dans notre grange on travaille, on entasse les bottes de paille et les bottes de foin et les bottes de regain, on décharge l’herbe, on renverse la béraule de maïs, on puise dans les sacs d’aliment, dans notre grange il n’y a qu’une seule chose qui compte, c’est que les vaches aient à manger, et quand il n’y a plus rien d’autre, on leur donne des pommes de terre, mais les vaches d’Amérique, elles mangent quoi, il veut savoir, l’enfant, ce qu’elles mangent, les vaches d’Amérique, il y a du maïs, en Amérique, beaucoup de maïs, est-ce qu’elles ne mangent que du maïs, les vaches d’Amérique, il veut faire cow-boy quand il sera grand, il ne veut pas faire paysan, même si cow-boy c’est comme paysan, la seule différence, c’est que cow-boy, c’est paysan en Amérique et ce qu’il veut, l’enfant, c’est l’Amérique, rien que ça, l’Amérique, le grand dehors de l’Amérique, il y a une chanson aussi qui dit ça, l’Amérique, je veux l’avoir et je l’aurai, tous les sifflets de trains, toutes les sirènes de bateau, c’est la chanson de l’Eldorado, on trouve l’or au fond des ruisseaux mais il n’a pas le droit d’aller jusqu’au ruisseau, l’enfant, alors il rêve d’Amérique et le ruisseau derrière le pré à Lisa il a changé de nom, il s’appelle le Mississipi et l’enfant aussi a changé de nom, il s’appelle Tom Sawyer parce que Tom Sawyer, c’est l’Amérique, c’est la chanson du dessin animé, et l’Amérique, c’est la liberté, il y a une statue qui s’appelle comme ça, en Amérique, c’est elle qui vous accueille quand vous arrivez, la stature de la liberté, et l’enfant il rêve de ça, d’Amérique, de liberté et d’aventure.
beau voyage dans la dérive imaginaire d’un mot !
Merci Bruno, le voyage dans la tête de l’enfant me semble plus nécessaire que le vrai voyage.
C’est beau cette litanie
Merci Caroline, j’aime cette idée de litanie, entre répétitions et variations.
comme quoi : il suffit d’un mot pour peupler pour toujours nos territoires intérieurs ! (tout à coup, ça me rappelle un truc de David Lynch, un souvenir de David Lynch : il disait qu’enfant, sa vie se limitait à, mm, deux cent mètres à nord de la maison, deux cent mètres au sud de la maison, etc., et qu’il parcourait ce vaste territoire avec un ami voisin et que ça lui suffisait pour se créer tout un monde et, dans ce texte de toi, je trouve que c’est ce que tu fais, voilà voilou… grand merci à toi ! je t’embrasse !
Merci Vincent, oui, le voyage n’a pas besoin de beaucoup de kilomètres, un jardin, une grange et un livre suffisent à l’enfant pour découvrir la planète entière.
J’ai beaucoup aimé.
Merci beaucoup, toujours heureux quand on aime mes textes.
C’est très beau et ce qui est vraiment réussi c’est cette circulation entre Ici et Ailleurs, l’esprit qui part totalement ailleurs, revient concrètement (prosaïquement ?) ici puis repart, etc. Ça donne le vertige comme si le voyage avait réellement été accompli.
Merci Xavier, cet ailleurs est une sorte de rêve d’enfant, et l’enfant en rêvant voyage pour de vrai.
c’est beau la géographie des grands espaces vue par un enfant
surtout quand l’enfant rêve, merci ana pour ce commentaire.