il traverse juste la rue – seulement – il avance, dans la vingtaine d’enveloppes des centaines de questionnaires, dans le sac sur le dos sur l’épaule il avance passe devant l’arabe qui clope – l’arabe, l’arabe, tout de suite des a priori des jugements des présupposés à l’emporte pièce – harki kabyle berbère première génération, sur le pas de sa porte, le type a quarante ans peut-être et boit du café, dans la boutique il n’y a personne et il ne se demande pas pourquoi il faut ouvrir à sept du, un dimanche (le dimanche on ouvre à sept heures du matin comme tous les jours ça ne se questionne pas, on ouvre) on ne fera pas de vente avant sept heures et demie au mieux mais qui peut savoir ? on ouvre – il passe devant la boulangerie sans s’arrêter – sauf si ce type là avec son sac ? un signe de tête il passe, ah oui il habite par là, une chaussure salie, cette démarche soûle exténuée c’est le type qui marche et rejoint sa chambre, prendre une douche et dormir quelques heures comme si c’était possible avant de repartir – marcher courbé par le poids du sac mais pas des ans – ici en avançant sur le trottoir, un magasin de rideaux, une agence de voyages, puis un magasin de meubles, il n’y a pas encore cette librairie tenue par un type aux cheveux longs et bouclés, lunettes comme il se doit pour un libraire (une affaire entendue, le libraire lit et ses yeux fatiguent – non, pour la lecture, pour les livres, non pas encore même si je crois que c’est dans quelques années de ça, deux ou trois, il lira, entre Paris et Calais haut-le-pied une bonne centaine de pages de du côté de chez Swann, avant d’aller voir celui des Guermantes, Swann oui, mais le travail va cesser durant les quelques mois d’armée, l’année prochaine à la même époque, mais il reprendra ensuite, le même chagrin mais avec d’autres gens et dans un autre endroit, ça se trouvera rue de Richelieu) la librairie qui prendra pour enseigne son numéro dans le faubourg, cent quatre-vingt-neuf – un pied devant l’autre, il y avait une chanson qui faisait un pied devant l’autre, il me semble, « la meilleure façon d’marcher/ c’est encore la nôtre » il avance (le type a échappé au scoutisme, dieu merci comme disait sa grand-mère, celle de la porte d’Orléans) – le première année en capitale comme il aime le métro il y lit « Aurélien » puis « Les voyageurs de l’Impériale » puis d’autres encore juste pour le prendre – le métro sortait à Dupleix et rentrait à Passy – s’il est sept heures deux, c’est le bout du monde, c’est certain et on l’aura compris, les voyages c’est formidable et ça forme l’esprit, les lieux, les âmes, il rentre tranquillement, à l’esprit le reste du temps de cette journée, un dimanche un peu comme les autres de cette saison, de tous ces étés depuis celui de soixante-neuf, où tous les étés – on ne part plus, pas encore – plus maintenant – on économise, il avance sur le faubourg tout en pensant à ces moments d’il y a à peine deux mois, Avignon et son festival, la belle étoile et les rires – bizarrement (est-ce que c’est vraiment bizarre?) il n’a aucune pensée particulière pour celle qu’il aime pourtant, enfin sait-on jamais ce que ça veut dire, oui, lorsqu’on en est privé, ne serait-ce qu’une heure, elle nous manque – aucune pensée je t’ai dans la peau y’a rien à faire obstinément tu es là – curieusement non, rien – rien sur le tressaillement de toute la peau quand on l’aperçoit enfin, quand on la voit qu’on la serre, rien elle n’est pas dans ces pensées, ses pensées vont à la fatigue, oui, aux douleurs de l’épaule ou des reins peut-être mais sinon, d’elle, rien – sur sa droite derrière le jardinet malingre c’est l’entrée de l’hôpital au loin, dans un renfoncement – dans quelques années d’ici il y accompagnera l’un des enquêteurs blessé à la main à la gare de Lyon, la sortie du métro donne dans la rue laquelle est bordée ici par la caserne des pompiers, là par le crématoire de l’hôpital, là encore par une caserne militaire, des boutiques de marbres et d’effets de tombes, une auto-école le tabac qui fait le coin (mais il ne fume pas), on cherche les urgences, on y entre par le faubourg – le douze se trouve au loin de la perspective et le sac scie un peu l’épaule – bien qu’il le regarde sans le voir, aucune pensée non plus pour ce pied gauche, ce moment si singulier où en moins d’un quart de seconde sa vie aurait pu être brisée, peut-être, en tout cas dégradée, aucune pensée pour ces deux tampons de wagons solidaires et reliés entre eux par un amas de graisse noir, rien pour ce réflexe sans la moindre hésitation accroupi entre ces deux voitures ôtant son pied d’un même geste retenant sa chaussure au moment où les deux voitures se retrouvaient droites, le bruit des roues sur les aiguillages, le bruit du soufflet qui revient dans sa position normale, celui des deux plaques d’acier marquées de croisillons qui glissent l’une sur l’autre, et ce lacet idiot qui court sur le tour du mocassin pour imiter un filin, un gréement et ce type qui marche, qui porte ses cheveux longs et ne sait pas que cette posture-là (capillaire-libertaire-contemporaine) lui vaudra de se faire jeter (foutre ?) dehors, dans quelques semaines, après l’enquête raccourcie écourtée empêchée d’un trans europ-express en provenance de Munich, train qu’il attrapera à Saint-Quentin, à un arrêt technique, quatre voitures c’est le rêve pour une enquête mais une voiture-restaurant dans laquelle se trouvent tous les voyageurs, comment enquêter, ils boivent et mangent et parlent et rient comment interrompre leur dialecte ? il rentrera avec trois piteux questionnaires et la cheffe d’équipe (ça ne se mettait pas alors au féminin, et d’ailleurs son visage comme sa posture (à elle) reviennent ici, cette jeune femme bourrue le brun du cheveu court, les petites cicatrices d’acné, garçonne au rare sourire) lui fera remarquer que, dans ces conditions, impossible de le faire retravailler, avec ici ce petit sourire satisfait, cette satisfaction lui venant de l’humiliation qu’elle faisait, avec un certain plaisir, subir aux subordonnés mâles et pourvus, qui plus est, d’un cheveu trop long – fût-ce de bonne guerre ? banale perversion, oui – les mœurs entrent-elles en ligne de compte dans le travail ? un(e) autre aurait-il (elle) agi autrement ? en tous cas il n’en sait rien car pour le moment il marche, passe devant le tabac fermé (pour les vacances), aucunement l’idée de passer à la boulangerie qui se trouve au loin sur la droite et sur le faubourg, après l’entrée du métro, il longe une espèce de placette, il y a là une fontaine, un jardinet, il s’agit peut-être du prolongement de la rue quelques bancs, une statue un buste une tête quelque chose ? – l’officine des frères serruriers qui vendent des boules d’escalier ou des enjoliveurs de serrure, puis celle de ces autres frères qui réparent les meubles, restaurent les anciennes gloires, et ça vous indiquera les produits nécessaires, le type marche et pense à ceux de sa famille qui vivent dans cette ville, celle de l’esplanade, celui du boulevard, celle de l’hôtel sur le quai, celui de la place, trois cents mètres carrés en duplex sur cette place où donne un palace et un ministère, des joailliers et des tailleurs sur mesure – il ne sait rien de ce palace même si, un jour dans quelques années d’ici il y sera pour travailler aux enquêtes dites poubelles qui visent à remplacer ces boites à couvercles par des conteneurs mobiles sur roues plus facilement manipulables par des machines, tout au monde tend à tout mécaniser, ce credo de ce temps même si on avait déjà parlé de « choc pétrolier », crâne d’œuf avait postilloné dans le poste, restrictions, inflation à deux chiffres et tout ce bastringue, la semaine précédente le premier ministre, du haut d’un hôpital, avait envoyé paître ce polytechnicien à moitié chauve, énarque à la morgue méprisante à la particule nobiliaire achetée qui se prenait pour un JFK à la française, tu parles, et il avait nommé à la place du type qui aimait la tête de veau (futur premier magistrat de la capitale) un gros homme patelin (cet hiver-là, ou peut-être le suivant, ce gros homme-là lancerait une opération dite « beurre de Noël » destinée à pourvoir le pauvre petit peuple de province et d’ailleurs d’une plaquette du précieux ingrédient pour ses agapes) ministre de l’économie qui plus serait – on s’en fout disait-on, on n’avait pas d’opinion politiquesinon la noire, on cherchait juste à exister – de ce même palace, à la fin du siècle, par cette même porte tournante, sortiraient en trombe une ex-princesse et son amoureux d’alors, conduits dans une luxueuse berline vers on ne sait quel avenir, traqués par des photographes en moto, l’imaginaire ou la mémoire indiquent l’emprise de l’alcool, la vitesse immodérée pour une presque fuite, la meute qui suit sur la place de la Concorde, à la nuit, à droite vers les quais, la vitesse et l’accident (la voiture blanche…) – des images seront à vendre alors, la mort en ce tunnel, les milliers de fleurs, plus tard bien plus tard – ces souvenirs non encore apparus, ces moments qui passent, cette chanson qui fait « à Paris/quand un amour fleurit/ça fait pendant des s’maines/deux cœurs qui se sourient/tout ça parce qu’ils s’aiment / à Paris », sac à l’épaule, toute cette famille présente encore, vers la porte d’Orléans au cinquième étage ascenseur manteau d’astrakan, petite femme qui va au cinéma d’Alésia ou encore cet oncle qui vit à Meudon, le « tu me comprends » dont il émaille la plupart de ses phrases, cet autre oncle qu’on ne connaît pas mais dont on sait qu’il joue en cercle du côté d’Opéra, rami poker canasta, qu’il paye ses impôts à la date dite, ni avant ni après avec une ponctualité de fonctionnaire, de monarque, d’horloge, rassurée et rassise, ces années-là difficiles et charmantes, changeantes et tumultueuses, bientôt il se trouvera au carrefour, il y a là peut-être huit chemins qui marquent huit coins lesquels, pour sept d’entre eux, sont occupés par des cafés, le dernier une pharmacie, au coin de l’hôpital, non il y a aussi une banque, certes, cette époque-là où, l’année précédente, rue des Jeûneurs durant un mois complet dans des cartons de longueurs et d’épaisseurs diverses il emballait des pantalons toutes tailles et tous coloris, l’usine les fabriquait à Châteaubriant, du côté de Nantes croit-on savoir, qui pointe vers les mémoires qu’on écoutait à la radio (ce sont ces fautes d’orthographe-là qui fondent probablement cette envie ou ce besoin d’écrire), et cet associé brun assezfort de cet oncle blond aux yeux bleus, drôle si gentil probablement assez fraudeur ainsi que celui de la place, la fin de ce mois marqué par un repas offert par les deux patrons, dans le passage des Panoramas, aux dix employés, dessert : profiteroles au chocolat – la maison de campagne, la Volvo extra-neuve, mais on oublie tout, cette famille-là même si ce Noël-là ou le suivant, il y aura une fête à laquelle on participera – dans l’appartement du boulevard parallèle à celui honorant Lannes, on ne pose pas les coudes sur la table, c’est à la bouche qu’on porte la fourchette pas l’inverse, on ferme la bouche en mangeant et on est propre sur soi, cette famille-là – pas le 24 ni le 25, non, mais entre les deux fêtes – dans cette famille-là, cruellement atteinte, l’après-guerre et les obligations, les cadeaux de mariage et les conventions, cette famille-là de cette obédience-là, plus ou moins honnie et méprisée par celle du nord-est de l’autre continent, de l’autre côté de la mer, et bien sûr et évidemment cette image de ce type en casquette qui souriait dans ce même nord-est de l’Europe, devant la caméra, heureux de passer son index sur son cou pour singer le geste qu’il faisait en direction de ces trains qu’on nommait alors transferts et surtout de ceux qui y étaient entassés (ce film-là n’est pas encore réalisé, il viendrait dans quelques années, il viendrait et le type le verrait, au Balzac, neuf heures d’affilée, deux entractes, on sort dans la rue on fume une rothman rouge ou une philip morris dorée, seul, là dans cette rue et cette vision-là qui lui expliquera bien des choses) – cette famille-là, celle de son père et celle de sa mère, ces gens-là, cette noblesse et cette foi, cet aveuglement et cette force dans la croyance en cette nation, ce monde-là, qu’on traîne avec soi, loin derrière les pensées présentes mais dont la charge tient et s’amplifie, cette façon de vivre et de marcher – dans cette rue qui monte face à lui, sur la droite, l’immeuble où viendra s’installer cette tante prof de maths à qui il empruntera des livres pour les cours qu’il donnera et qui s’en ira volontairement – cette histoire-là, pas encore advenue pas encore écrite, ces choses-là qui pèsent plus lourd encore – encore aujourd’hui tu sais je n’y crois pas, un sac de plastique sur la tête, non, vraiment le fermer et mourir – je n’y crois toujours pas – un mot écrit à son enfant – passer avancer continuer il va prendre la rue à sa gauche, va traverser pour se rendre chez lui, passer devant la vitrine du traiteur (lui en cuisine au fond, un gros homme en tablier dans les blancs dans les gris, torchon à carreaux sur l’épaule et chaleur de friture au front, elle de même facture, riante, ronde comme ses lunettes, blouse blanche cheveu frisé) eux qui ne donnent pas du « mémère » à la voisine du quatrième (sans ascenseur) donc, il rentre chez lui, chez eux, au sept troisième étage sac à l’épaule du poids d’un animal mort las rompu moulu mais encore éveillés encore éveillé
splendide ! béante… ai reconnu l’arabe du début bien sur, ai salué Avignon au passage, ai aimé le « pas scout » à propos de cette chanson qui le donnait envie de m’asseoir, me suis perdue comme toujours un peu mais la phrase tenait bon, ai salué les plaques mouvantes se chevauchant dans les soufflets entre wagon (souvenir d’une nuit de départ en vacance ver le sud) etc.. bravo pour tout c que ça charrie
chez moi c’était tu m’as compris, merci pour ce flot
Vertige (folie) du temps de la ville (des villes) des flux de mémoire… Aurélien dans le métro et le beurre de Noël et celle qui n’est pas dans ses pensées (au cinéma d’Alésia j’ai revu autant en emporte le vent je devais avoir quatorze) Merci pour cette tarversée