Jamais Claudette n’a été aussi heureuse, jamais elle n’aurait cru que c’était possible de se sentir vivre avec autant d’intensité dans un monde où chaque instant est un émerveillement, le soir quand tombe la nuit si précoce et que se mettent à chanter les grenouilles, si nombreuses, si bruyantes, si mélodieuses, où chaque instant de ces nuits habitées et parfumées lui est un bonheur toujours renouvelé. Jamais elle n’aurait cru que le soleil pouvait briller si fort ni la pluie tombée si drue, les arbres monter si haut, les singes jouer autant et les paresseux être aussi lents, les urubus si voraces et si peu craintifs et les ibis fidèles à leur dortoir de retour chaque nuit en voiles rouges sur les eaux glauques.
Qu’il est loin son village de Savoie et toutes ces années de guerre passées à attendre le courrier, à écrire chaque jour, à compter chaque sou pour le colis de ce mari qui s’est fait tuer. Elle ne lui en veut plus, ce n’est pas sa faute, lui qui a tout essayé pour échapper à ces retours au front appelant la maladie et les blessures pour espérer quelques semaines d’hôpital à l’abri et au chaud, lui dont chaque lettre tentait de la rassurer en lui racontant quelques histoires drôles pour échapper aussi à la censure et qui s’efforçait d’écrire souvent, bien plus que d’autres, pour qu’elle garde espoir et pour s’en donner à lui-même. Elle comprend, elle pardonne, elle oublie toute cette pauvreté qu’elle a endurée parce qu’il le fallait bien et que d’autres souffraient encore plus qu’elle comme ses mères qui avaient perdu leurs fils. Elle n’envie plus celles dont le mari est rentré, condamnées à la vie besogneuse d’un village minuscule aux côtés d’un mari diminué, colérique, taiseux ou fantasque. Elle en a fini avec les ordres de sa mère qu’elle laisse à ses sœurs trop timides pour partir et les prêches de Monsieur le Curé qui leur faisait réciter la prière des tranchées qui n’a jamais protégé personne des obus.
Cayenne n’est pas une grande ville, bien moins grande que Paris où elle était cuisinière avant la guerre, mais aujourd’hui c’est elle qui est invitée aux réceptions, qui goûte le champagne et se fait servir sur les nappes blanches et dans la belle vaisselle. Cayenne est une fête perpétuelle comme si personne n’y travaillait jamais, comme si la vie n’était que ce tourbillon agité et frivole, comme si le pire avait déjà eu lieu et qu’il fallait tout faire pour l’oublier. Tout est prétexte à réjouissance, fanfare, plaisir et comme elle est jeune et jolie, elle ne rate rien, elle profite, elle s’enivre de liberté. Bien sûr, Il y a de la misère, beaucoup de misère, les bagnards qui stationnent sur les bateaux en rade que la ville emploie à tous les travaux les plus ingrats, les noirs qui s’embauchent à la journée ou ne trouvent rien, les Indiens qui n’ont plus de place dans les habitations, les Chinois qui gèrent leurs petits commerces de misère. Elle sait ce que c’est que d’être pauvre et cela ne la concerne plus.
Veuve de guerre, c’est son statut, sa gloire, sa carte de visite, sa protection, son titre qu’elle a gagné à coup de privations et de chagrins et dont elle n’a pas honte. Elle a abandonné les toilettes de deuil qui tenaient beaucoup trop chaud au soleil et avaient aussi une austérité ostentatoire dont elle n’a pas besoin à Cayenne qui est si petite que tout le monde se connaît. Elle est invitée, fêtée, adulée, recherchée, courtisée par des hommes qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir approcher, des fonctionnaires haut placés, des militaires gradés. Ça ne lui tourne pas la tête, elle sait qu’elle doit être prudente, ne pas céder au premier venu, un enfant lui serait fatal, elle doit rester libre et bien choisir sa vie. Ce médecin militaire que lui offrirait-il ? Un retour dans un petit village de France pour être la femme du docteur qui doit aller à la messe et faire bonne figure… Et cet habitant de Kaw qui lui écrit si souvent ses déboires dans la culture de la canne à sucre, que croit-il ? Qu’elle ira sur son habitation dans les terres noyées, qu’elle fera des heures de pirogue pour dormir dans un hamac au milieu des caïmans et des ouvriers aux mains sales ? Qu’elle a envie de reprendre la vie de paysanne inquiète pour les récoltes, soucieuse de savoir s’il n’y aura pas trop de pluie et assez pour rembourser les prêts ? Non elle veut autre chose, de plus grand, de plus moderne, rouler en voiture, prendre l’avion, traverser l’atlantique en une semaine, voilà ce dont elle rêve, elle qui quelques années plus tôt ramassait encore les châtaignes pour avoir à manger pendant l’hiver et les fougères pour la litière des vaches.
Le frisson, le désir, le plaisir, mais plus que ça aussi, car elle sait qu’ils sont fugaces, changeants, décevants, qu’ils ne durent que quelques instants vite oubliés. Elle veut plus, une excitation qui ne cesserait pas, qu’on la regarde, qu’on la connaisse, qu’elle compte. Elle cherche. Elle attend. Elle profite des belles chaussures, des robes courtes, des promenades, des belles voitures, de la fumée du tabac. Elle fume désormais et jamais elle n’aurait cru en éprouver tant de plaisir. Que la vie est jolie, imprévisible et si coquine.
Qu’elle est loin la petite cuisinière qui rougissait en épousant ce mari rencontré par hasard parce qu’il s’occupait des jardins de ses patrons, un brave garçon qui venait d’une famille d’horticulteurs de Bourg-en-Bresse qui avait vu du pays, travaillé sur la Côte d’Azur, elle avait l’impression de partir à l’aventure en ne fréquentant pas un pays comme les autres domestiques de ses amies. Comme elle se trompait ! comme il était maladroit et elle aussi. La guerre l’a délivrée, et même si elle a un peu honte de le dire elle jouit pleinement de son statut de veuve de guerre. Ça en impose et ça lui plaît de forcer ainsi la bienveillance et le respect qu’elle n’a jamais connus, bien plus encore de travailler pour une entreprise ambitieuse qui n’a rien d’une petite boutique même parisienne. Une entreprise qui a des ambitions internationales, des méthodes modernes de formation et d’encadrement, qui croît aux talents des femmes, qui fait de la réclame, qui entre de plain-pied dans le monde moderne. » Bata, chausser dans le monde entier, ceux qui vont pieds nus », oui elle y croît et il y a un bel avenir rien qu’à Cayenne.
Bientôt elle fera paraître ses premières réclames dans les journaux de Cayenne avec des photos comme le font les Américains et le savon Cadum. Déjà elle chausse tout ce qui compte à Cayenne, on se presse dans son magasin qui est livré bien plus vite et plus régulièrement que les autres. Elle a d’autres projets comme celui de faire imprimer des cartes postales qu’elle vendra dans sa boutique. Tout le monde à Cayenne a besoin d’envoyer des cartes postales pour montrer la Guyane à ceux qui sont restés en France. Les journaux de France déjà cherchent des illustrations pour leurs reportages. Le bagne intéresse, passionne même, sans parler de l’affaire Galmot dont on parle beaucoup, Galmot dont elle espère qu’il rentrera en Guyane — on l’annonce déjà — et qu’elle sera la première à accueillir.
Allongée dans une chaise longue, elle rêve en écoutant les grenouilles, un long fume-cigarette entre les doigts. Le parfum mêlé des fleurs et des fruits monte vers elle sous le ciel des tropiques immense et inconnu et ce soir il n’y a pas de moustiques. Il aurait aimé ces jardins extraordinaires, luxuriants où tout pousse si vite, plein de plantes et de fleurs jamais vues. Il avait du talent et de la curiosité, des projets et du courage, cet homme que la guerre lui a pris. Elle n’était pas si mal tombée.