Il avait une petite voix, Kleber, une toute petite voix qui ne chevrotait pas. Pas comme sa femme qui chevrotait souvent. Lui il avait la voix claire, une petite voix grave, légèrement zézayante, vaguement nasale, en tout cas pas banale. Il avait la voix du bon pépé, du petit homme qui n’a jamais flemmardé. Il n’a jamais flemmardé au lit. Il prenait son café le matin avec un peu de goutte et des rillons avant d’aller au turbin, avant d’aller à son turbin de maçon qui lui prenait beaucoup de temps. Qui lui a pris beaucoup de temps bien après l’âge de la retraite. Il était tout petit et tout chétif. Certains auraient dit de lui qu’il était « haut comme trois bites à genoux ». Sa femme disait de lui qu’il était arrivé avec « sa bite et son couteau ». C’est vous dire comme on était délicat autour de lui. Lui, qui était si délicat, qui aimait les roses et les dahlias qu’il plantait au fond de son jardin et devant sa maison. Il les aimait ses roses et ses dahlias. C’étaient des fleurs délicates, des fleurs dont il fallait prendre soin à chaque saison. Lui, il était peut-être petit et chétif, mais il était fort comme un Turc. Oui, en fait, c’était un Turc avec ses cheveux blancs en couronne et ses yeux bleus. Il était petit et chétif et il se marrait avec ses yeux bleus. De petits yeux bleus qui rigolaient avec ses dents lorsqu’il voyait ses petits enfants se marrer en jouant autour de la table des grandes occasions. Lui, il aimait ses enfants et ses petits-enfants, même s’ils n’étaient peut-être pas tous de lui. Lui il aimait le Henri Maire et le père Magloire pour les tables des grandes fêtes. Il aimait faire la fête, mais en toute discrétion. Il aimait les « p’tites gueugueules » et chatouiller les genoux pendant que sa femme faisait de bons gâteaux. Car elle faisait de bons gâteaux et de la bonne tambouille, de la bonne popote des bonnes femmes de l’ancien temps. De la bonne bouffe des grands-mères qui plaisaient aux grands-pères et aux petits-enfants. C’était ça qui était important. Que ça plaise aux petits-enfants qui, un jour, deviendraient grands, mais sans lui. Il serait déjà parti quand ils quitteront le nid de leurs parents. C’est qu’il les a eus tard, ses enfants, et ses petits-enfants aussi. Il ne les a pas vus partir du nid, ou très peu, et il n’a pas eu le temps de devenir arrière-grand-père. En tout cas presque pas. Il avait l’art d’être un grand-père et un tonton camion hors pair. Juste ce qu’il fallait pour faire rire les enfants et plaire aux parents. Il avait un camion et faisait des mares dans son jardin. Pour attirer les grenouilles et les nénuphars. Une mare pour faire un point d’eau dans cette oasis, au fond, derrière la cour aux poules. Il avait déjà plus de 80 ans lorsqu’il a fait cette mare. Et il n’en avait déjà plus pour très longtemps, au fond. C’était prévu pour les générations suivantes. Il n’a pas eu le temps de voir ces générations creuser le puits au fond. Il les a vues se nourrir, se marrer, ne jamais casser les pieds mais pas pour creuser. Non, ça ils n’ont pas creusé et ils se sont mis à danser dans le jardin où les ronces et les orties avaient élu domicile. La nature avait repris ses droits, bien après son trépas. La nature s’est laissée guider et a fait ce qu’elle a voulu. Les autres ont fait ce qu’ils ont pu, ou ont voulu faire en laissant faire. La nature a repris ses droits, et grand-père n’était plus là pour voir ça. Heureusement qu’il n’était plus là. Ça lui aurait fait mal au cœur de ne plus voir ses dahlias et de voir ses roses dans cet état là.