J’ai recherché dans les textes écrits depuis le commencement où le mot carrière a été utilisé pour la première fois. Ma maison est un peu à l’écart des autres, près de la carrière. Le mot naît dans la bouche du tailleur de pierre, un mot du genre féminin désignant un lieu qui a toujours appartenu aux hommes, un lieu transmis de père en fils depuis des générations. Un lieu où le travail est dur et exige de la force physique, où affleure le socle de la terre. Je ne suis pas tout à fait instruite en matière de carrière même si j’ai étudié la géologie à l’université et si j’ai le souvenir d’en avoir visité quelques-unes, désaffectées et envahies par la végétation. Alors j’ignore d’où l’image a surgi et pourquoi elle a pris le pas dans mon cerveau sur les autres, bord de mer et hameaux de pêcheurs. Ce qui a dû compter dans l’émergence du lieu c’est la béance visible de loin dans le paysage, comme un antre à ciel ouvert offrant à la vue ce qui constitue le sous-sol, ce qui est sous les pieds, comme une caverne à l’envers où s’affiche l’histoire antédiluvienne des couches souterraines x fois fondues, refroidies, remaniées, aussi les déformations, les filons, les fissures, les fractures, les fentes, les nœuds, les linéations, les inclusions, les cristallisations, autant de témoins des innombrables épisodes qui ont affecté l’écorce du territoire. La carrière en est le point privilégié d’observation, le point chaud, le lieu de la transformation invisible. Un lieu poétique par essence.
Et c’est par la côte que le voyageur est arrivé, par le chemin qui serpente à travers les landes rases. Il marchait depuis plusieurs jours, plusieurs semaines, voire davantage – personne n’en a idée. D’abord il avait emprunté une de ces voies larges qui s’éloignent rapidement des zones habitées, avenue devenue route puis chemin empierré puis sentier puis ébauche de sentier orientée de telle façon qu’il lui avait fait confiance. Il fuyait ce qui avait constitué sa vie d’avant — une décision subite, incontournable, il n’y reviendrait pas –, et c’est là que ses pieds étaient devenus douloureux à cause des frottements répétés qui avaient entamé la chair des talons. Mais il s’efforce de minimiser la douleur, poursuit son effort d’avancer dans cette amplification mesurée de celui qui a déjà parcouru une longue distance et qui ménage ses forces, hypnotisé bientôt par la frange des vagues qui organise le paysage sur son flanc alors qu’il progresse à l’aplomb des falaises à travers une lande épaisse habitée d’ajoncs et de prunelliers sauvages, trouée de terriers à lapins. Il envisage les choses autrement à force de fréquenter ces hauteurs, observe le ciel large relié à l’espace maritime mouvementé, comme une partition de couleurs et de rumeurs qui ne ressemble en rien à ce qu’il a connu, soudainement offerte à son décryptage. Il pense qu’il a bien fait de se mettre en chemin même s’il ignore ce qu’il adviendra. Il ne possède plus rien de toute façon. Dans un élan vital, la peau de son visage se tend au soleil vivifiant et il lui semble que peu à peu il se détache des raisons qui l’ont poussé au voyage au point qu’elles perdent de l’importance et de la substance, s’estompent, se réduisent à l’état de pensées vagues et vaines dans la mesure où la marche s’est enclenchée et ne peut désormais s’arrêter. Et même qu’il se met à parler pour lui tout seul.
« J’ai été dans la difficulté, dans la retenue toute ma vie durant, et parfois dans la colère au point de saccager ce que j’avais construit… enfin quelle bêtise, quelle arrogance de croire que c’était là l’unique voie pour conduire les jours vers leur fin, et me voilà devenu pauvre et sans ressources, sans objectif désormais ni port d’attache, en possession de cartes géographiques dont j’ai dépassé les confins, mais une chose est sûre, je respire, je suis vivant, je sens le vent d’ici qui souffle depuis la mer, puissant, chargé de sel et d’embruns, capable de chasser les humeurs mauvaises… au fond je commence à goûter le fait d’avoir franchi le pas, d’en être arrivé au-delà du découragement, et je commence à aimer ce qui constitue cette existence sans but… seulement m’abandonner à la vie frugale et fragile, à la beauté des lieux, au désir d’observer chaque élément du paysage à sa place dans sa forme juste et sa gamme de coloris, la mouvance liquide écumante en contrebas, effrayante, en contraste avec les lentes ondulations de la lande parfois couronnée de petits talus roux et échevelés et d’affleurements de roches oxydées… c’est le printemps je crois, l’activité a repris par-dessus et par-dessous la terre, partout, dans les taillis, dans les airs, le jour la nuit, je sens bien la brise qui s’appuie contre ma nuque et je regarde là-bas le bouquet de pins rabougris, j’entrevois des murets en pierre, plus loin quelques habitations, oui le vieil homme rencontré dans la journée m’a indiqué qu’il y avait un village, et je m’y dirige avec confiance. »
Mais le hameau est silencieux, il ne voit personne. Une fillette guette derrière un rideau, elle ne fait pas signe, il ne devine qu’une ombre. Il y a des animaux dans les prés, des brebis avec leurs agneaux, mais pas d’humains. Le hameau est désert. Il dort tant bien que mal. Le lendemain il explore les alentours. Il aurait pu reprendre le cours de son voyage, s’avancer plus loin pour dénicher un endroit pour passer la prochaine nuit. Mais non, quelque chose le retient. Il revient vers le hameau, le traverse encore une fois, hanté par ces impressions et pensées qui l’ont accompagné depuis qu’il est arrivé dans les parages, impressionné par le murmure incessant des pierres qui a coulé sous sa peau sans qu’il s’en aperçoive. Sans doute est-il aspiré par l’arrachement dans la colline qu’il ne voit pas encore, par la sensation de poussière, par la clarté de cette poussière qui habille de plus en plus les fossés et recouvre les petites constructions qui bordent la route au fur et à mesure qu’il se porte vers elle. Ce n’est pas le bruit car il n’y en a pas. Et voilà qu’il a quitté la zone enserrée de maisons et gravit lentement la pente qui s’amorce vers le ciel en voie d’obscurcissement jusqu’à rejoindre une sorte de confluence entre le chemin bien tracé et l’entrée de la carrière. La béance l’attire. Comme une réminiscence qui le possède, bien antérieure à sa naissance, l’odeur de pierre sciée, écrasée, une certaine sécheresse de l’air. Il fait quelques pas, s’avance vers la bouche blanche qui s’ouvre devant lui, impressionnante bien que déjà passée dans l’ombre, et se délivre à sa contemplation. Son cœur en est secoué sans qu’il sache très bien pourquoi, bondit dans son corps rompu de fatigue. En même temps il se sent infiniment apaisé, rempli du sentiment d’être arrivé quelque part, et même étreint d’une certitude vigoureuse qu’une part d’histoire antérieure à sa conception le rattache à ce lieu, les fronts de taille dressés à la façon d’une forteresse, le grand miroir des parois, certaines anfractuosités conquises par des arbrisseaux maigres, les entailles verticales pareilles à des souvenirs du travail acharné des hommes. Mais quel domaine enfoui de son passé s’agite alors qu’il regarde la roche en muraille, sidéré, et de la même manière quel élan puissant se dessine pour le porter au-delà des années et du tapage qu’elles ont engendré ? Ça le serre dans le bas du dos, il ferme les poings pour les rendre durs, il mouille son index avec de la salive et se penche pour goûter la pierre. Il entend quelqu’un le héler, eh mon vieux vous cherchez quelque chose ? La voix du tailleur de pierre le retient, il fait presque nuit. Il dort dans la paille avec la jument et il restera le jour suivant. Le tailleur de pierre a bon cœur. La carrière est le lieu de la coupe, de la taille. Dans la tranchée au cœur des roches on déchiffre les traces des éléments survenus il y a très longtemps.
Beau, et forte cette idée de la carrière, ce qu’elle charrie de temps et de poétique, vraiment admirative de ta capacité d’analyse, ta clairvoyance, (j’ai vraiment un mal fou à le faire ce travail)
Elle avait surgi, je l’ai développée finalement… l’exercice proposé à point nommé
Merci à toi d’être venue par ici… merci pour tout
(en vérité, j’évite d’analyser, je trouve que ça tue la création, j’essaie seulement de reconnaître ce qui est de nature à être reconnu et c’est difficile !)
Je te suis chère Caro…
Impressionnée par tout ton travail, l’écriture des textures de roches, description du travail du corps. Une véritable ambiance se degage de tout ton pdf. J’ai abordé ce domaine inconnu avec un intérêt que tu as su suscité et maintenir. Super bravo.
Mais non arrête, impressionnée tu parles ! je plonge dedans et j’essaie de ressentir. Le plus dur c’est de faire tenir tout ça ensemble. Quel ciment ? quel matériau souple pour relier les fragments ?
(je pense à ma colonne vertébrale rafistolée, matériaux nouveaux extraordinaires… faudrait qu’on trouve nous aussi !)
Merci Anne, infiniment…
Très beau, très fluide. Cela me fait bcp penser à l’univers du XIXe, ces figures de chemineaux, de saisonniers, de vagabonds, qui errent par les chemins la faim au ventre, à une époque où il était nécessaire d’avoir des papiers spécifiques pour « les classes dangereuses », ces images aussi de chantiers, de carrières quand on éventrait le sol pour bâtir des villes en explosion démographique. Parce que la carrière c’est bien sûr la béance, mais c’est aussi un espace dont on a retiré la matière brute pour bâtir quelque chose d’artificiel, et notamment souvent, pour bâtir des routes et des habitations, le lieu d’origine d’un phénomène de vases communicants et de flux, un trou qui ouvre un espace de circulation plus vaste. Une référence utile peut-être : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2001-1-page-209.htm
Merci Marion, merci tellement…
C’est vrai que de glisser quelques images, ça influence l’interprétation des textes… car ça pourrait être lu aussi dans un autre temps, une autre époque…
Mais j’aime bien cette lecture là, ces vieux outils, ces techniques anciennes pratiquées par des hommes solidaires, fascinant l’univers des chantiers oui !
et merci pour le lien…. que je vais aller visiter dès que possible…
A bientôt, Marion
J’aime la sidération du personnage face au front de taille : la carrière est ici littérale (le goût de la pierre touchée du doigt) et métaphorique : passé de la terre et son passé à soi.
La carrière vous a attiré à nouveau et c’est un bonheur pour moi de vous retenir un peu plus…
Essentiel de souligner sans doute le double sens du mot carrière, référence au passé… passé qui deviendrait en partie visible en ce lieu unique, palpable, pour peu qu’on y passe du temps et qu’on cherche…
je lis « carrière » et je lève le nez avec intérêt (et tant pis si ça fait éternuer)…
et puis j’aime le monologue du voyageur et qu’il se sente en accord avec l »ce lieu, les fronts de taille dressés à la façon d’une forteresse, le grand miroir des parois, certaines anfractuosités conquises par des arbrisseaux maigres, les entailles verticales pareilles à des souvenirs du travail acharné des hommes.. »
L’homme se sent ridiculement petit face aux parois de pierre… quelque chose de ‘divin’ dans cette verticalité, quelque chose qui lui permet de se confronter à lui même, je ne sais pas… les images se développent et je les laisse venir…
(toujours cette histoire de ne surtout pas y réfléchir pour ne pas les abîmer…)
Chère Brigitte, merci d’être venue du côté de chez moi…
Un long parcours, un long dépouillement et rendez-vous avec lui-même devant cette carrière, ouverture vers l’invisible.
j’aime cette manière que tu as de nous inviter à suivre ton cheminement dans l’écriture, pour cette proposition, le choix de la carrière… tu as raison, on écrit sans analyser, cela vient et ce n’est qu’après que l’on peut déceler le secret derrière les mots, ce qu’ils viennent ouvrir comme perspectives d’écriture, avant cela sans doute où ils trouvent leur origine… la carrière, et tout ce qu’elle nécessite d’acharnement, de ténacité (comme pour l’entreprise d’écrire), la béance, ce qui se dévoile et qui nous sidère, bref j’écris sans réfléchir, sous le coup de ma lecture. Françoise, tu m’as emmenée ailleurs avec ton personnage, et là, j’ai très envie de découvrir ton livre… ton pdf ! Jusqu’ici je m’interdisais d’en ouvrir un seul, parce que je me sens tellement inhibée après mes lectures… Et puis, je me dis, c’est notre vulnérabilité aussi qu’il faut affronter dans l’écriture, si tu vois ce que je veux dire… (suis-je claire, vraiment ?☹️)
Oui Marlen, merci de partager tes sensations de lecture et d’être venue visiter ma Carrière…
le parallèle n’était pas prévu entre carrière de pierre et chantier d’écriture mais il y a là des évidences et qui se développent à travers différents texte… mon PDF n’est franchement pas à jour, il faut que j’y travaille… néanmoins tout est offert, ouvert, et c’est ce qui compte
Merci pour tout…