Dans la ville soulevée je marche avec lui très souvent . Son récit m’accompagne, me revient, image par image. J’ai pensé quelquefois que j’aurais dû l’enregistrer . Je ne le crois plus aujourd’hui. Ces fragments lèvent dans mon cœur dans ma mémoire. Il surgissent du contact de mes pieds avec ces trottoirs, du grincement de la porte du bar, des cris des jeunes filles jouant au baby foot, lançant leurs corps dans ces mouvements de toupie sous le regard paternel du patron. Chaque pièce de la maison qu’il a fini par retrouver m’est une halte. Une surtout. Une sorte d’entrée, qui est à la fois un couloir. On s’y retrouve dès la porte principale franchie, la maison s’ouvrant aussi sur un hangar , côté travail, sorte de sas avant la cour de ferme. Le couloir donc conduit au salon d’apparat toujours fermé ou presque, réservé aux grands jours et de manière symétrique il ouvre sur la grande salle , le cœur de la maison où l’on vient se chauffer. Mais c’est l’été. La salle est vide . On entend la vieille pendule et quelques mouches égarées furieuses. Le couloir débouche sur un escalier. Rester à mi-chemin. Sentir l’odeur des pommes amassées et qui fermentent cachées à la vue. Rester dans la lumière pleine chargée du passage des corps. Une petite table est adossée au mur. Des boîtes contenant des peignes et des ciseaux sont alignées. Je me souviens que mon ami m’a parlé d’un ancêtre le père du cadet peut être qui avait appris à l’armée à couper les cheveux de ses camarades et en avait fait un talent bien utile ici, loin de tout coiffeur. Je me tiens là. C’est par ici qu’ont dû entrer les prétendants, prêts à renouveler l’utopie des mariages, les rêves de prospérité arrachés à toutes les guerres, rêves comme il se doit fêtés longuement dans la grange. Sans doute ici dans cette entrée a été jouée plusieurs fois cette cérémonie d’accueil, le jeune homme lançant quelques mots de gascon en signe de reconnaissance , le vieux accomplissant les tous les gestes prescrits. Cérémonie de recommencement, rite d’effacement de la vraie violence des jours. Il se peut que dans ma boutique, je voie passer à l’infini des fiancées postée juste avant ce noir que mon ami est venu débusquer. La porte vitrée s’ouvre et l’histoire commence. Théâtre où je me tiens, costumière, artisane, heureuse d’œuvrer de mes mains aux fêtes minuscules de ces femmes dont on a demandé la main. Ami c’est la première fois que je m’autorise ce mot. Dans la boutique déserte je soupèse tout son pouvoir de dé liaison de ce que j’ai tissé son pouvoir de projection dans des paysages nouveaux dans des contrées qui m’étaient interdites par des lois dont j’ignore encore jusqu’aux premiers mots.
Codicille – J’écris ce texte depuis dimanche. L’image du couloir m’est venue en partie de ma lecture du Loup des steppes qui était venue croiser les souvenirs de La vie mode d’emploi. Or voilà que je retrouve un autre déploiement de cette image dans le texte de Jean Paul Groux. Impression d’arpenter un territoire encore riche de promesses latentes. Sur la fin j’ai un peu »fatigué » le texte en surmontant une réticence liée à la peur de la mièvrerie et finalement j’ai viré la peur et conservé les mots , pour le moment.
Ce n’est pas mièvre, bien au contraire on sent bien que la fin du texte amène un autre mouvement. Par ailleurs, on se dit : « pourquoi on » et pas « je » quand on voit apparaître le « on », qui est ce « on » ? Parfois un ensemble complexe à déchiffrer, le côté bloc sans doute, d’un seul tenant, une myriade de personnages émerge que l’on peine encore à lier. En effet quelque chose comme une forme de germination.
Merci beaucoup pour cette lecture qui va m’aider à me relire et à avancer.
Aussi bien le « on » que le « je » parlent d’un monde où on n’entre pas de plein droit, les deux pronoms éloignent et rendent possible le mystère, l’interdiction, la timidité de toucher aux choses. Je trouve cela très beau !
Pas de pleine droit, oui c’est exactement ça et je n’avais pas mis ces mots sur ce qui coince, pour mes personnages et pour moi en train d’écrire. J’étais en train de bloquer sur une page et je reprends courage. Merci!
Suis marquée par cette phrase « rester dans la lumière pleine chargée du passage des corps »… très belle…
et puis cette bascule du texte, ce suspens avec « Je me tiens là. » qui soudain donne une ampleur inattendue au texte…
Contente de t’avoir lue, chère Roselyne, merci pour cela…
(j’essaie de venir à la rencontre de ceux dont j’aime la voix et je n’ai pas oublié la tienne des ateliers précédents)
Merci Françoise. Je n’ai pas oublié non plus et je t’ai vue avec plaisir intervenir pendant les zooms. Dans mon récit je vais à la rencontre en quelque sorte des premiers textes écrits au début de l’atelier de cette saison, ils sont embarqués ou pas, modifiés ou pas. Certains restent en attente. Ton retour va m’aider à avancer.