Elle va mieux, pas encore guérie, mais en chemin. Elle se soigne. Depuis son séjour à l’hôpital, elle se reprend. Réveil dur, froid, tout ce blanc, murs, lits, portes, tous ces tubes en métal, lumière crue, ambiance feutrée, sentiment d’enfermement, d’angoisse et cette absence, absence de tout, ce blanc dans sa tête, pas de souvenirs, pas de bruits, pas d’images. Qu’est-ce qui m’arrive ? Le choc, la chute après la course effrénée, le médecin rassure, amnésie passagère due aux émotions fortes plutôt qu’à sa chute dans l’herbe. Tout est revenu vite, les bons souvenirs comme les mauvais, surtout les derniers, qui la font toujours souffrir, elle aimerait les oublier, mais il faudra du temps. Une histoire est finie, elle ne l’admet pas, trop d’années de vie en commun, elle ne lâche pas cette idée de sa vie du couple idéal, les souvenirs sont revenus très forts, il faut refouler, enterrer, piétiner…ses pieds se mettent en marche, écrasent les soucis sous les pavés de la rue, automatisme, habitude, réflexe salutaire, ses problèmes s’effacent toujours dans le mouvement, elle avance, pense, réfléchit, ne ressasse plus, regarde devant elle, autour d’elle, le feu rouge se met au vert, le parc l’accueille en silence, respiration, senteur d’herbe coupée, parfum entêtant du seringat, chemins de gravier blanc qui crisse, et voilà le lac aux saules pleureurs, des enfants rieurs nourrissent les oiseaux, elle aussi jetait des bouts de pain aux canards, aux cygnes, c’était la voisine qui l’amenait, sa mère n’avait jamais le temps, la roseraie épanouie roses rouges roses blanches et tant d’épines, elle sort du jardin, traverse l’allée aux marronniers, les rails du tramway rouge et blanc qui tintinnabule au loin, elle monte la rue vers le centre, s’arrête au magasin de musique avec le grand piano à queue, majestueux noir brillant, elle aurait tant aimé apprendre à jouer, elle ne savait que chanter et danser, même dans la rue, surtout dans la rue, puis c’est le cinéma aux néons criards, aux films anciens, elle débouche sur la grande place du centre, le Graben, déguste les larges vitrines chez le glacier, pleines de couleurs et de parfums, citron et melon chocolat fraise, rose fuchsia bleu électrique turquoise violet, un choix invraisemblable qui n’existait pas autrefois, une ou deux boules sur un cornet en gaufre tournicoté dentelé friable, la glace fond dans la chaleur du soir, coule le long du cornet, elle bloque avec la langue, mord dans la glace, dans le cornet, le goût sucré la revigore, la réconforte, elle a toujours été gourmande, la pâtisserie en face, sa préférée, gâteaux au chocolat, roulés aux pommes, mille-feuilles à la chantilly, douceurs qui pour un temps lui font oublier son chagrin. Elle se mêle à la foule colorée, des touristes surtout, étrangers, sonorités différentes, italien, espagnol, japonais, américains, elle entend, elle écoute des mots des rires des accents, ça bouscule, elle n’aime pas ça, se sauve, se faufile, rentre dans la parfumerie sans raison, sinon que ça sent bon le jasmin, la tubéreuse, le néroli, elle aime ces odeurs qui la submergent, l’apaisent, elle quitte le magasin avec un petit flacon rond dodu senteurs de rose respire bonheur, il faut continuer à cheminer, autant se laisser porter par des senteurs divines, s’envoler, rêver à une nouvelle vie, une vitrine pleine de livres, des caisses pleines de livres, des étagères pleines de livres, des coussins pour s’asseoir, répit, repos, retrouvailles avec des romans amis, des éditions de poésie, étourdissement, vertige, oublier ses problèmes, plonger dans des mondes inconnus, changer de vie, c’est bien ce qu’elle veut ?