Les réflexions du matin ont décidé du sort de la journée de Bé. Balade, et plongée dans le journal. Balade et repas en même temps. Huîtres sur place. Le couteau sera bon pour repasser sur la pierre. Mais les huîtres, elle n’en mange que comme ça : sur place, avec une moitié de la coquille qui reste collée sur le caillou. Ensuite elle cherchera dans ses vieux carnets ce texte qu’elle avait écrit à Chausey il y a une éternité, peut être huit, dix ans. Un peu grandiloquent, un peu définitif. Un texte de jeunesse, mais elle l’avait gardé. Cé venait de partir après une semaine à tourner entre les cailloux de l’archipel, de mouillage en échouage, pêche à la ligne, pêche à pied et bavardages puis discussions, échange de choses denses et profondes. Leurs vies, celles d’avant, celles qu’elles voudraient après, maintenant qu’elles en avaient fini avec l’école de la marine marchande. Ce texte elle voudrait le relire avant de monter le petit chemin, de revoir la maison et, peut-être, de frapper à la porte.
Jeudi 9 septembre
Cé vient de partir. Elle m’a laissé le pain qu’elle venait juste de cuire. Ef est venu la chercher avec le bateau de ses parents. Un vieux muscadet fraîchement repeint en blanc et bleu, parfaitement entretenu, discret et élégant. Il est monté à bord pour boire un café et aider Cé à changer ses deux sacs de bateau. On a papoté cinq minutes, juste le minimum, juste pour la politesse. Dans la lumière de leurs yeux et dans les envies de leurs gestes, j’ai bien senti qu’ils se suffiraient l’un de l’autre pendant un bon moment. Alors le coucher de soleil aujourd’hui je le vois autrement. J’ai l’impression de ne pas être vraiment seule. La solitude, j’en ai l’habitude et sa liberté me plaît. Mais là, je suis en compagnie d’un vide, d’un manque, d’une absence. Évidemment je suis contente pour elle, on souriait toutes les deux quand elle m’a prise dans ses bras avant de partir mais mon sourire à moi avait le coin des yeux un peu humide. Pas le sien. Déjà tourné vers Ef et leurs retrouvailles. Alors je me suis concentrée sur le dehors, pas sur le dedans. Et j’ai passé la soirée sur le pont avec un petit verre de la bouteille offerte par Ef qui rentrait tout juste d’Écosse, c’était une bouteille de coucher de soleil au goût de tourbe, j’ai savouré chaque gorgée de sa douce brûlure et laissé les arômes délicats prendre leur place un à un dans l’étonnement de mes papilles. J’ai profité du paysage, toujours changeant, pas seulement à cause de la marée qui emmène l’eau et la ramène pour être bien certaine que nous apprécierons sa présence à sa juste valeur, mais aussi à cause des lumières du soir qui savent se faire douces et tendres après les rayons autoritaires et inflexibles du milieu de journée. Le soir la lumière est moins rigide, plus compréhensive, elle vient enrober tout ce sur quoi elle se pose, souligner les contours, aider l’œil à apprécier un creux ou une crête, une vaguelette, la dentelle d’une risée, tout en laissant à chacun sa part d’ombre, elle se fait discrète, elle respecte la mélancolie des êtres et des choses, elle s’abandonne elle-même à regretter ce jour dont le temps est compté, à le dorloter une dernière fois en s’allongeant doucement au milieu des ombres qu’elle étire, à s’effacer pour laisser place aux songes et aller de son côté se donner à la nuit. La mer est en train de descendre, le septembre des grandes marées est le dernier geste de l’été qui sait qu’il doit laisser la place, que tous, feuilles, herbes et branches vont prendre une couleur chaude qui ne sera pas de son fait, coucher de nature qui va quitter les chaleurs de l’été et nous offrir les flamboiements de l’automne, s’effacer un moment, reprendre des forces, emmitouflé dans l’hiver, avant le renouveau du printemps. Les oiseaux sont moins actifs, la nuit arrive pour eux aussi qui font un dernier tour de piste, les petits pingouins Torda et les guillemots de Troïl qui s’ébrouent au milieu des algues ont perdu le blanc de leur smoking pour se découper en silhouettes sombres au milieu des derniers reflets, derniers passages des longues formes effilées des fous de Bassan et les cormorans huppés ont replié leurs ailes qui ne sècheront plus dans l’humidité du soir. Dans le ciel de plus en plus sombre, seules les sternes dansent encore dans les traces de lumière pour souligner de transparence la finesse de leurs ailes et la délicatesse de leurs corps fuselés. Les senteurs des algues que la mer abandonne ruisselantes sur les rochers et au bord des plages de sables se mélangent aux arômes du whisky, l’iode est partout, elle me berce, je m’enroule dans sa douce tiédeur. Le bateau va bientôt se poser sur son lit de sable, rien à vérifier, l’endroit est sûr, je reste paresseusement installée dans le cockpit tandis que l’eau n’arrive même plus à clapoter sous la coque et que le bruit des vagues se fait de plus en lointain. Le bateau ne bouge plus, il est posé maintenant, j’étais en mer et maintenant je suis sur terre, ma vigilance intérieure a fini par lâcher prise avec ce sol devenu immobile et je pense que je me suis endormie sur le pont dans l’air encore doux de la fin de l’été. Quand j’ai rouvert les yeux un peu plus tard, la mer s’était retirée si loin qu’il ne restait plus à la lune pour faire admirer son reflet que quelques flaques entre les cailloux, tandis qu’ailleurs elle se contentait de tracer une carte des îles de rochers entourés de sables et de chemins de vase. Plus haut le noir du ciel luttait contre les clartés de la lune pour me laisser admirer les étoiles, les constellations, une idée de voie lactée. Et parmi les points lumineux, il y avait surtout les phares, ceux que je voyais et que je reconnaissais, Granville, la pointe du Grouin, le Grand Jardin de Saint-Malo, ceux que je cherchais où ils devaient se trouver, Saint-Hélier sur Jersey, le cap Fréhel, les Roches Douvres, les grands phares sont des lumières lentes, qui se laissent désirer entre deux éclats. Et juste derrière moi, le phare de la Grande Île, dont je pouvais même suivre le pinceau qui toutes les cinq secondes, redessinait l’archipel, les rochers et les passes, les repères et les nasses. Toute la nuit, je suis restée là, entre veille et sommeil, entre eaux facétieuses et rochers inquiétantes, entre mûres réflexions et douces contemplations, pour chercher à savoir quoi faire de ma vie et où la diriger, vers quel phare ou quel port, pour enfin décider, au lever du soleil, de ne rien décider. Je me suis faite marin et le vent décidera, mes heures seront toujours celles heures des marées, jamais celles des horloges.
Magnifique moment en bord de mer, jeux de lumière, saison qui laisse la place… merci.
Tant mieux si ça marche ! Mais je pense que côté lyrisme avec la mer, les îles et le coucher de soleil, je n’ai pas pris trop de risques….
Merci de ta lecture !
le nom de Chausey m »a tiré l »oeil pendant ce qui devait être courte pause avant de m’intéresser l’antre et la cuisine.. et m’a fait les abandonner pour un moment, dans le désir de savoir ce qu’il y avait autour du café où, en 1969, nous nous étions abrités d’une pluie qui semblait éternelle avant de reprendre la bateau… petit détour qui s’est étiré dans le plaisir de ton texte, loin d’une sèche documentation 🙂
Merci pour ta lecture, Brigitte. Et oui, Chausey pour moi vaut de nombreux détours même si je ne connais ces îles que comme le personnage, en bateau : jamais testé la grande île ni son café , ni les navettes ! Peut-être un jour 😉
Et tant mieux si la balade t’a emmenée !
Superbe, Juliette, on se laisse aller du début à la fin !
Merci Christiane !
Oh !!! (Et moi qui chaque matin durant cette quinzaine d’août les contemple au réveil, dispersées sur l’horizon … en ce moment la lune descend très bas sur l’horizon, se teinte d’un orange flamboyant) merci pour la justesse du mouvement
Merci à toi pour tes photos ! J’en profite chaque matin et ça a surement aidé pour écrire le texte 😉
Comme Brigitte, arrêtée par le nom Chausey et sa proximité dès qu’on regarde la mer et l’horizon… Quel texte magnifique ! Subjuguée de bout en bout : tout ce que tu écris à propos des lumières du soir, des saisons, le bateau qui se pose sur son lit de sable, l’eau qui ne clapote plus en-dessous, le lacher prise… Tout, tout aimé. Merci.Juliette.
Tant mieux si le texte marche ! Mais le lieu m’a bien aidée. Il y a bien longtemps que je ne suis pas allée à Chausey, mais très envie d’y retourner … surtout après être allée farfouiller dans mes souvenirs pour écrire ce texte
Je partage ton goût (ou celui de ton personnage) pour ce liquide ambré au goût de tourbe… et j’ai attendu l’heure de la marée avec toi…
Goût partagé à trois du coup, il n’y a pas que mon personnage qui apprécie le liquide dont on parle, on devrait le retrouver par la suite 😉
Et merci pour ta lecture. Toujours quelques incertitudes entre utiliser le vocabulaire technique adapté et perdre le lecteur dans le jargon. Apparemment pas trop mal dosé cette fois ci …