Il a dû se dire qu’il était arrivé, ou qu’il était rentré peut-être à l’instant où il est entré dans la rue au volant de sa voiture, en quittant l’une des avenues principales, puis en tournant pour s’engager sous l’immeuble qui fait porche mais peut-être la sensation de l’arrivée est-elle devenue physique, comme la concentration qui se desserre enfin, comme le dos qui se tient moins droit, lorsqu’il s’est garé, place du milieu, frein à main pourtant il n’était pas encore tout à fait là car restait à rentrer la voiture dans le garage, la clé avait passé la semaine dans le vide-poche et la porte qui grince en se soulevant, qu’on entend déjà dans la maison juste au-dessus, et le vide du garage, une échelle plaquée contre le mur de droite, rien d’autre, pas une étagère, pas un outil, pas un vieux carton oublié, le vide du garage et la voiture s’y glisse, porte claquée alors peut-être vraiment, le garage est refermé, la poignée tournée, il pose le pied sur la première marche de l’escalier en béton et colimaçon et se dit qu’il est enfin chez lui, quinze marches encore, la porte la serrure. Il a dû le sentir en refermant la porte derrière lui. Que l’air était différent. Un air que personne n’avait respiré. Un air en attente d’humanité. Il avait une petite valise à la main qu’il pouvait trimbaler aisément d’hôtels en hôtels et la ramener ici parce qu’ici est un quelque part au goût particulier, parce qu’ici c’est chez lui l’entrée et le cagibi juste à gauche où la machine à laver se cache sous des piles de sacs, de linge à trier à donner, d’affaires d’autres saisons, des étagères aussi qui débordent de tout ce dont on peut avoir besoin une seule fois mais qu’il fait bon ne pas trop chercher, puis le petit couloir en face avec sur la droite une salle d’eau minuscule, des toilettes encore plus, au fond la chambre du petit dernier et à droite la sienne qui donne sur l’avenue bordée d’arbres et derrières des immeubles en barres austères ; avant le couloir sur la droite l’escalier desservant une porte fenêtre en haut ouvrant sur un toit terrasse dont il n’a jamais vraiment profité, il préfère être entre quatre murs quand il s’agit de chez lui, un peu casanier, beaucoup même disent de lui les personnes qui le connaissent mieux que les autres, puis la chambre de sa fille, puis la chambre de son fils, puis la salle de bain et en face de l’escalier en bas, la cuisine et la pièce à vivre, sa grande terrasse où il allume parfois un barbecue, où les enfants laissent traîner les vélos, quelques jouets si le ciel y consent. Il ne comprend pas pourquoi cet inventaire des lieux s’impose à lui tandis qu’il ferme la porte derrière lui. Il avance. Il a avancé. Il avançait. Il manque quelque chose, ici, quelque part. Il sentait en lui comme une ablation, un membre en moins, un doigt coupé ou un ongle arraché, le cœur qui se met à boîter et la douleur qui semble d’abord naître entre ses poumons irradie jusque sous la plante du pied, puis remonte, se calcifie dans la cheville, gagne le genou comme un genou de quatre vingt ans, se développe à l’arrière de la cuisse pour se loger définitivement dans le bas du dos alors c’est tout entier finalement, jusque dans la nuque qu’il sent le vide qui l’étreint, ses pores suffoquent, il y a quelque chose comme un tremblement ou une onde fragile qui agite ses doigts, ou des fils d’un marionnettiste invisible, il sent qu’il perd à l’instant même le contrôle du cours des choses et ses yeux passent en revue autour de lui l’inventaire que son instinct a déroulé en entrant, un meuble sous l’escalier manque, dans la cuisine un tiroir entrouvert comme indice laissé est vide ; il manque peu et pourtant il manque en grand et ce qui reste, les meubles, la plante dans l’angle, la télécommande de la chaîne hi-fi, le canapé respire l’abandon, ça le prend à la gorge, ses narines en sont pleines de ce parfum d’absence, son esprit disparaît sous la brume qui se dépose inexorablement, qui arrive de toute part, il en ressent même l’humidité, de la brume au brouillard maintenant, épais, collant et il sait, comprend qu’il n’y a plus de mains à toucher, manipuler, ranger, organiser le peu qui fait encore existence ici. Le présent autour de lui a l’air oublié, il y a beaucoup de vide accompagné d’un vieux silence, de ce silence qui décolle à force le papier-peint, jaunit le blanc, écaille le vernis, laisse passer les mauvaises herbes entre les pavés. Il respire, lentement sûrement les restes là autour, à peine des traces, plus aucun écho des voix d’ici, tout est dépeuplé. Il ne comprend pas, pose ses clés sur la table basse, s’assoit sur le canapé dans l’angle, le cuir est frais, il est en nage, la sueur perle sur son nez. Il regarde encore, au cas où, pour une quelconque raison, il ait pu être pris au piège d’une hallucination, on ne sait jamais la route, la fatigue, l’ennui ce que ça peut faire à un homme et il essaie de lire à travers tout ce qu’il voit que les murs parlent, il espère entendre chaque pièce expliquer une partie du mystère. Parle cuisine, raconte escalier, dit cagibi, conte fenêtre, explique porte, il menace du regard, interroge l’espace, ses deux mains posées sur ses genoux, il baisse la tête, l’air se fait lourd sur ses épaules et il ne sait pas si monte la colère, la haine ou le désespoir, la tristesse. Son cou gonfle, ses veines charrient désormais plus vite le sang de ses poings à son cerveau, il peut et doit comprendre, la brume s’envole, sa volonté refait surface, se dégage des sables mouvants qui le tenaient . Il se lève, repart avec une certitude, il retrouvera tout ce qui a disparu.
et l’on plonge avec lui a coeur de ce manque
et puis la petite note finale
Merci Brigitte pour ta lecture 🙂