Il ne comprend pas ce qu’il entend : comme une mélopée, une fleur de sons qui prend ses racines loin là-bas | il s’avance sur le débarcadère, le sac de matelot sur l’épaule, la fleur s’impose à lui avant même la chaleur | avant même les yeux noirs dardés sur la colonne de militaires qui sourd du Savoyard | avant l’odeur crue des poissons éviscérés, des chiens qui errent | avant la douleur discrète qui scie l’épaule, la sueur qui perle au front |s’impose et le traverse, la voix d’homme qui chante en vrilles volubiles Allâhu akbar | la voix monte Allâhu akbar et descend en vocalises modales | Allâhu akbar Allâhu akbar | Ashhadu an lâ ilâha illallah | l’appel à la prière met sa conscience en suspens : il n’était pas encore arrivé, il était encore sur le navire, il était encore en France, ce matin encore un marin soufflait sur son bol, voulant que l’on prenne son gwen-ru pour du café | il arrive violemment là, saisi par l’adhân immémorial | il réintègre soudain son corps de matelot français | le muezzin déploie son chant Ash hadu anna Muhammadan rasûl allah | regards interrogatifs des gars sourcils levés ou froncés | Hayya ‘ala al-salâh |Hayya ‘ala al-salâh | litanie de mots | il n’en distingue que le premier, tout se perd dans les a et la gutturale en fin de phrase | soudain plus dans sa langue, autre, pour la première fois sans doute il se sent étrange | اَللهُ اَکبَرُ | voltes sonores à l’origine incertaine soudain reprises par d’autres muezzins en haut d’autres minarets et tout l’horizon blanc invisiblement tournoie autour des Français : avarie de sourires
Juste une remarque, il me semble que le temps de traversée depuis Marseille était un peu plus long, 19 à 24h source familiale et wikipédia https://fr.wikipedia.org/wiki/Appel%C3%A9_du_contingent_lors_de_la_guerre_d%27Alg%C3%A9rie:
« Départ vers l’Algérie
Quelques appelés, nécessaires dans l’administration des casernes, pouvaient espérer effectuer leur service en France métropolitaine. Les autres prenaient la direction de Marseille en train, puis, après un court séjour au centre de transit de Sainte-Marthe à Marseille, la direction d’Alger ou d’Oran : une traversée de 19 à 24 heures, au fond des cales, dans l’un des bateaux des compagnies maritimes (Ville d’Oran, Ville d’Alger, etc.) et parfois d’autres vieux bâtiments souvent délabrés (El Mansour, Sidi Ferruch)1. L’écrivain Georges Valero a raconté dans un roman ce trajet et ses détails parfois sordides2. »
J’écris moi-même sur les colonies et je me heurte à ce type de détail.
Merci Danièle ! Oui, tout a son importance.
on aimerait être encore plus saisi par la présence du chant qui saisit, entoure interroge ce marin
Merci de votre lecture Ana : vous confirmez mon sentiment de n’être qu’à mi-chemin…
Je trouve très fort que les phrases dont le personnage ne comprend que la dernière syllabe soient cependant données à lire et à entendre intégralement. Il ya une intrication de points de vue qui pour moi en tout cas donne de la profondeur , ou de l’ épaisseur , au texte.
Merci beaucoup Roselyne : votre lecture est précieuse !
je suis rentrée dans ce texte par le son, j’ai vu la scène, j’ai entendu… j’ai aimé la structure proposée, l’avancée du texte, le déploiment de la scène
Me reste le sac qui scie l’épaule, les chiens errants…
Ah merci de ton passage Françoise ! Je me demandais si tout ça tenait, sachant que c’est encore améliorable…
entrée dans le texte grâce à la mélopée – impressionnée par les précisions qui font voir et entendre
« il arrive violemment là « … un monde voix qui en absorbe un autre ( avant l’odeur crue des poissons éviscérés ) la voix, sa litanie comme image et comme basculement. beaucoup aimé
Merci Nathalie, vraiment heureux que cela t’ait plu !