Codicille : Cohabitent ici : le journal de la semaine en cours, les condensés des propositions précédentes, leurs ramifications en attentes, des premiers jets répondant tant bien que mal à ces attentes. La répartition sur le modèle » à chaque jour suffit sa peine ». Je doute que tout ça soit lisible, mais c’est le danger du direct…
Lundi = L1 | Chapitre du passage des eaux
On a installé à mon intention une petite table à battants près de la fenêtre de la chambre bleue, où nous sommes le plus souvent logés quand nous visitons la famille. Une table avec vue sur le vert, la grande mare cornichon, les arbres magnifiques et la pluie catégorique. Elle est à peine plus large que le carnet où je tiens le journal. Le journal privé, qui depuis le passage de Kafka raconte beaucoup d’histoires. Des histoires de voisins surprises et de géographie sentimentale de l’Atelier. Mais il en va ainsi du journal depuis son commencement : il change souvent d’avis sur sa fonction, ou plutôt il est tout occupé d’aider à écrire et cela l’oblige à visiter des domaines très divers et non celui seul de l’introspection de détail. Le journal avec quoi je commence cette semaine d’écriture d’ici, sur cette petite table en espérant que la météo me permette de retrouver la grosse table en bois flanquée de bancs, où j’écrivais sous l’arbre il y a un an de cela. C’est une maison de famille, mais c’est une famille par alliance. C’est une maison de vacances pour certain.es d’entre nous, mais habitée à l’année par ses deux accueillants propriétaires. Finalement, il n’en va pas si différemment du Tiers-Livre, et de l’atelier. J’écris ici pendant une semaine chaque été depuis cinq ans. C’est bien d’y revenir justement cette semaine. C’est sur cette table de bois que l’an dernier j’ai commencé à écrire à côté de l’atelier, c’est là qu’Osmin, jusque-là bon second couteau, a pris la guide. Écrire à côté de l’atelier, qu’est-ce que je veux dire par là ? Ce moment où on se demande si on ne va pas arrêter les propositions parce que « ça va quelque part » et qu’il faut être là pour noter les indications de cet itinéraire inédit. Mais finalement, à grand renfort de notes, je préfère rester avec l’Atelier : plus par crainte de me perdre, mais par goût de l’aventure collective qu’il représente.
Suite (et fin ?) du journal d’un jeune médecin écossais coopérant à la Caravane Kafila. Il ne peut s’empêcher de s’imaginer ce que deviennent deux voyageurs qui avaient rejoint l’expédition dans des conditions assez tragiques.
Le journal du médecin, déjà écrit, appelle à retouches et à expansion. Très vite, il m’apparaît que j’écris là le début de l’histoire de mes deux personnages principaux, il s’agit en fait de la fin du livre. Cette inversion, ce retournement, offre une grande liberté pour redistribuer et retravailler des textes plus anciens dans l’écriture, mais à venir dans l’histoire. Une idée nouvelle semble surgir de ce texte. O. a peur de l’eau. Reprise du prologue que j’ai déjà approfondi au-delà de ces cent mots règlementaires ? Jeu poétique ? Nécessité dialectique pour faire consister une relation basée sur une très grande fascination , un très grand amour ? En relisant l’ensemble des textes, je m’aperçois que l’eau, bien qu’absente de tout l’épisode viennois, est très présente ailleurs (ainsi que dans d’autres écrits). La relation contrariée d’O. avec toutes les formes de l’eau, son long chemin vers elles, leurs retrouvailles coïncidant avec le moment de vérité du personnage, voilà sans doute l’armature du livre. Son squelette secret.
Mardi = L2 | Trois points d’ombres
Un genre de rendez-vous semble se dessiner avec cette petite table sous les coups de 18h. C’est l’heure où les petits sont occupés d’eux-mêmes, la grande machine du repas pour douze n’a pas encore demandé son tribu de chair, personne ne semble trop se soucier de moi. Le plancher en papier de cigarette me rend un compte précis des agitations de la cuisine où ça crie, sans colère, mais par principe puisqu’on interpelle de là toutes les autres pièces du vaste rez-de-chaussée sous les prétextes les plus futiles (une histoire de rami est à la manœuvre), par pure jouissance vocale. En me faufilant dans les trous de la vie en collectivité, brillante dans mon rôle de gâte-sauce, garde ponctuelle d’enfants, grande ordonnancière des vaisselles, j’ai trouvé le moyen d’écrire beaucoup aujourd’hui et compte bien persévérer.(Ce but doit être bien clair si l’on ne veut pas se perdre en vains chemins, comme dit Pétrarque, c’est-à-dire accorder trop d’importance aux histoires de radis, de crottes de canards, au travers des un.es et des autres très souvent livrés en pâture lors de ce genre de réunion sous un même toit — qu’on semble tenté d’écrire sans T, trop souvent). J’ai donc travaillé ce matin dans le grand salon clair à inventorier les fragments concernés par cette nouvelle proposition et travailler à un minimum de codification entre eux pour ne pas me perdre dedans. J’ai lu et commenté en retour un petit paquet de textes, m’appuyant un moment sur la grande qualité de ce qui se trouve dans notre atelier, pour retrouver mon souffle. Du déjeuner, il y aurait beaucoup à dire, mais je crois que j’ai évoqué l’essentiel grâce aux travaux « généalogiques » de certain.es d’entre nous : à savoir que l’(auto)biographie familiale n’a pour moi d’intérêt que dans ce qu’elle tisse comme relation avec le monde, au-delà de sa narration pure et simple (les deux adjectifs le plus mal choisis pour qualifier ce type de récit !). Cet après-midi je suis retournée écrire dehors, sous le hêtre rouge de l’an passé. Je dois vérifier que le texte que j’écrivais alors figure bien dans mon manuscrit. Il m’avait beaucoup déstabilisé : il ouvrait une voie vers un genre différent qui pouvait être suivie indépendamment de tout le reste. Mais je vois les choses bien différemment à présent. Cette voie, mon personnage peut l’emprunter et la fuir. C’est d’ailleurs le conseil que je lui ai donné dans #L5 (cf. Coule à flots et emporte tout sur ton passage). J’ai pris le temps d’avancer encore un peu dans Valet Noir et alors que je prévois d’écrire une variation sur l’épisode d’Ulysse et des Sirènes depuis #L5 (définitivement profitable), voilà qu’Ulysse apparaît et précisément dans cet épisode à la page 131. Je me promets d’écrire un message à l’auteur depuis des semaines (je lis lentement), les coïncidences se bousculent si nombreuses qu’on dirait la fin de l’année dans l’escalier d’un pensionnat de jeunes filles…
Trois points d’ombre comme celles qui apparaissent sur les radiographies. Tumeurs ? Zones de floues bénignes ?
Bouleversement de l’omniprésence de la maladie, du temps compté dans ce récit qui pourtant m’occupe depuis de nombreuses années. Ces nouvelles entrées soulignent ces points d’importance pour moi. Selim — le sain — c’est le nom qu’O. choisit pour cet homme qu’il décide de sauver, de réparer. Je pense à une version de la Jeune Fille sans mains, que je n’avais pas conversé dans mon livret. Fuyant avec son enfant sur le dos la menace de mort de son mari, elle se penche au-dessus d’un puits pour tirer de l’eau. L’enfant tombe dans le puits. Les mains de la mère repoussent d’un coup. Enfant j’étais une fan de l’Incroyable Hulk, j’étais vissée devant la télé pour chacune de ces apparitions. Les Comics ne m’intéressaient pas. Hulk, c’était un vrai film, avec un acteur qui pris par la colère ou l’urgence se démultipliait, ses muscles verts réduisant ses habits en lambeaux. La sainte colère… Pour le livret j’ai fait le choix d’une repousse des mains par la patience et la paix, en sept années. Qu’est-ce que c’est sauver quelqu’un ? Ou le maintenir dans la vie ? Avec le Sérail, je maintiens dans ma vie une aventure d’abord vécue, humaine artistique, avant d’être littéraire. L’écrit la prolonge. En donnant quelques mois, années, de mon temps, je l’inscris dans une durée qui me dépasse. Il y a quelque chose de ce type que je pressens dans l’échange entre O. et Selim, dans la création de Selim par O. À ma grande surprise, je me rends compte que je me suis toujours trompée sur ce premier voyage. Ils ne sont pas deux à traverser, mais trois. La troisième, je l’ai déjà écrite. Il s’agit maintenant d’en faire une compagne de voyage. C’est d’autant plus nécessaire qu’elle pourra porter témoignage, relayer le journal du médecin. On ne peut pas compter sur Selim, qui est mystérieux comme Salammbô ni sur O. dont la relation au langage et à l’existence est pour lui-même une énigme, pour s’acquitter de cette charge narrative. Donc, je réintroduis la Soigneuse, plus tôt, plus importante. C’est l’occasion d’écrire sur les plantes, d’affirmer une filiation avec Herbes et Golems de Manuela Draegger.
Mercredi = L3 | Toutes les formes de l’eau
Aujourd’hui, j’écris dans le bureau. On me l’a laissé généreusement pour que je puisse assister au zoom qui décale mon rendez-vous quotidien de journal. D’ordinaire, il intéresse beaucoup mon beau-frère, un financier norvégien qui depuis l’arrivée de son deuxième enfant gère toutes ses affaires en ligne. Mais même pour la finance, c’est la première semaine d’août. Le bureau a une vue sur le jardin (je devrais dire le domaine vu la dimension du terrain, mais nos beaux-parents s’en occupent avec un tel soin et une telle inventivité qu’il n’est pas possible de laisser courir son regard sans qu’il soit arrêté par cent recoins charmeurs et intimes. Il faut vraiment aller à la clôture pour voir au loin). Une cheminée fort grande pour cette petite pièce me fait face, occupée par un mince poêle cylindrique en fonte, les deux également décoratifs et obsolètes en cas de coup de froid. Mais si tout le monde se plaint du temps à plein-temps (à l’exception des enfants et de moi, puisque nous avons d’autres chats à fouetter), l’heure n’est pas encore à la flambée. Demain, paraît-il, il y aura un feu de camp… Pour l’heure, bottés et encapuchonnés les braves sont partis couper le saule et rabattre le noisetier. L’envergure de Mathilde qui dégage une grande branche feuillue la montre dans toute sa magnificence de déesse tutélaire. Hélas, à 16 ans, on ne voit pas ces choses-là.
Tentatives façon tentacules d’invention des relations aquatiques évolutives d’O. Avec l’eau.
« Je vois que je me suis trompée. Il n’a pas le mal de mer. Il est plein de terreur comme ce marin d’Ulysse… celui dont le bouchon de cire, trop fin, laissait passer le chant des sirènes. Jusqu’ici, seule cette histoire semble lui apporter un peu de paix. Je l’ai enveloppé dans ce tapis qu’ils emportent partout avec eux. J’ai toujours peur qu’il se déploie sans prendre garde et m’assomme d’un coup de son menton, d’un brusque mouvement du coude ».
Cette histoire, il faudra l’ajouter. Mieux que le détail du voyage, les histoires pourront dire ce qui pour O. est un temps immobile (je pense à l’Heptaméron, encore une histoire d’eau pour irriguer 70 récits).
Jeudi = L4 | Outils et refuges
Retour dans la chambre. Jeu pense immédiatement à un échange avec Christiane Mansaud autour de A room of one’s own, l’analogie qu’elle fait avec A room with a View, ma traduction préférée du titre, Une Pièce bien à Soi, la façon douce dont elle dit s’accommoder de la chambre, ici (de cette traduction-là ? De celle où elle écrit ? Mystère). Avant le confinement, je n’écrivais jamais dans ma chambre, sauf à l’hôtel. J’écrivais au café (sur des tables en Formica), dans la cuisine, en pensant à Tsetaïeva :
Dans la journée je n’arrive jamais à lire ni à écrire, les tâches quotidiennes empiètent même sur la nuit, car je n’ai que deux mains.
Quand bien même j’écrivais plutôt de jour. J’ai récemment découvert deux choses : la première c’est l’agrément d’écrire dans une pièce bien à moi (que nous appelons le Polit Buro depuis que nous avons emménagé). Très haut plafond d’un blanc qui en a vu d’autres, mais murs largement lambrissés dissimulant de profonds placards caméléons, moquette vert olive passé, elle n’a longtemps abrité qu’un petit bureau de bois de même teinte que les murs. Deux fenêtres dont une plus étroite montée d’un verre à relief, de sorte que j’écris soustraite aux regards. Il y a quelques mois, un lampadaire sur pied assez imposant et disposant de plus de têtes que l’hydre de l’Herne a été l’occasion d’une dénomination alternative : l’Empire des Cinq Ampoules. En face du bureau, sous une reproduction miniature de l’arbre « remember the treason trial » de William Kentridge, un fauteuil en plastique noir et rouge dans la famille depuis la fin des années soixante peut éventuellement accueillir une visite…
La seconde découverte est moins heureuse et plus banale, c’est l’installation d’un bureau dans notre chambre à Aubervilliers. Si je vivais seule, ce ne serait pas la même chanson, mais là il a fallu ruser pour délimiter un espace, faire croire à un bureau pendant les heures de visios interminables qui ont été notre quotidien cette année. J’ai là-bas le nez sur le mur et un petit paravent pour cacher ce travail que je ne saurais voir au moment du sommeil sans polluer durablement mes nuits. J’ai chiné un meuble noir, assez massif (il pèse un âne mort, disons clairement la chose) et marqué du sceau du chic pratique de mon adolescence (Habitat). Il me fait penser à un petit bateau, un optimiste. Je suis sûre qu’il flotterait en cas d’inondation, de naufrage de l’immeuble. Sur le mur traînent encore les Post-its de l’été dernier, quand je courais deux lièvres à la fois pendant l’atelier.
Cet été, en tous cas, d’où que j’écrive, j’ai une chambre avec vision(s).
La Sentimenthèque telle qu’inscrite ici, je la vois plus clairement à présent se ramifier dans mes écrits, rhizomes, rejetons, essaimages… Le retour à cette forme de l’essentiel, l’acceptation de ses lacunes, de ses gens, de ses manquements, m’amène à reconsidérer mon livre, mon livre absolu, celui vers lequel penche mon cœur, dans sa forme. Et se nomment ainsi quelques points (essentiels, donc) :
- Pouvoir être lu par fragment, qu’il n’y ait pas d’ordre de lecture autre que celui déjà assez limitatif de l’écriture de gauche à droite. Leçon répétée du Dictionnaire Khazar et du Carnet d’or
- Laisser voir la façon de l’écriture et son lien indissoluble avec la parole, comment les histoires s’inventent et s’amendent et parfois aussi dans quel but premier. Laisser apparaître le lieu de la conversation des conteurs (du latin conversatio, le fait de vivre avec, de fréquenter, de séjourner, de se tenir habituellement dans un lieu.) Cf le Conteur, mais tout aussi bien les échanges avec Laurent Peyronnet et l’atelier Cendrillon avec Martine Tollet.
- Accueillir la cohabitation des genres. Lui faire de la place. Prose et poésie, mais aussi le roman noir, la fantaisie, les rêves, les mythes, la satire sociale…
— Regarde ! Je les ai mis dans l’ordre chronologique. Le Journal du Docteur Rybiord, le jeune français de la caravane…
— Je ne me souviens pas de lui
— … c’est lui qui a soigné Selim.
— Je ne me souviens pas.
— Lui se souvient de toi, tu verras. Là, les récits de Baba, ma grand-mère (c’est mon écriture et celle de ma mère, elle n’a jamais su. Nous avons pris sous sa dictée et ajouté de mémoire). Les témoignages du Chiffre qui est venu nous visiter au Liban quand j’étais enfant. Les traces de la diaspora du Sérail, des cartes postales, quelques lettres, des articles de journaux. Regarde ! Tu peux les prendre dans tes mains.
— Et les carnets d’or par terre ?
— Ça, c’est la vie que j’ai imaginée. La vie que je t’ai imaginée quand je suis arrivée au bout des souvenirs de Baba. Ton voyage, Osmin. Ton voyage jusqu’à moi.
Vendredi = L5 | Beauté, béton, libre et puissant caméléon
J’écris dès le matin, repliée ici, « en mes appartements ». Je me suis levée fort tôt pour m’acquitter de tâches qui facilitent la vie en communauté. Pour dire aussi : Lili was here, comme on laisse un graffiti sur un monument historique. Le monumental, c’est cette vie collective même. Non pas celle ponctuelle des résidences de création, des troupes, mais des familles, des maisons de familles enracinées dans des générations de quotidien, de non-dits, de malentendus (peut-il jamais y avoir autre chose entre les êtres humains que le malentendu ? (Tragique, doux, comique, étrange, vivable, vécu…) Mais la famille porte si fort le fantasme de la fusion que c’est le lieu par excellence où on ne veut pas en admettre l’existence, de cet écart entre ce que je dis et ce que suis, entre ce que je dis et ce que tu entends. Sous le toit familial, le moi l’emporte d’une grande longueur sur le je, d’ailleurs. C’est un jour de fête, je les redoute entre tous : sa tension s’organise sourdement depuis une semaine, aujourd’hui en sera le comble. Bref, j’écris tôt le journal. J’ai lu. C’est toujours la meilleure chose à faire. Je renoue encore une fois avec les techniques élaborées dans l’enfance à gauche et à droite et les trop longues vacances populeuses, loin du giron maternel, dans la précarité renouvelée des cousinades trop occasionnelles, dans la perplexité chaleureuse de mes tantes — pauvre gosse ! — : le livre ouvert en son milieu, posé sur le lit, couverture au ciel, est la plus sûre des cabanes contre le loup dévorateur, un abri antinucléaire contre l’atomisation, une grotte de Lascaux protégée d’une trop forte exposition. Pour entrer dedans, il faut garder cela à l’esprit en le saisissant — soit à deux mains, soit en glissant le majeur le long de la reliure, index et annulaire de part et d’autre de la couverture, tandis que l’auriculaire et le pouce se calent confortablement contre les pages de gauche et de droite —.
Quand je parviens à lire un livre, c’est-à-dire quand j’ai une fois de plus appris à lire ce livre précisément, j’ai l’impression de le dompter, d’autre fois, de casser un code. Une bonne dompteuse sait qu’avec le vivant, rien n’est jamais définitif. Mais un petit sourire ancien se dessine encore ce matin sur mes lèvres, en parvenant aux environs de la page 30 à entrer dans Sinbad ou la Nostalgie de Gyula Krùdy. Je m’y étais déjà essayée, rien de bien compliqué pourtant, mais lire le soir avant le coucher ne me vaut rien que des embrouilles. Je m’étais perdue dans les allées et venues pourtant pas sorcières du héros dans son temps. Ce livre et tant d’autres font partie des rencontres passagères pour l’écriture. Je les somme au moindre indice qu’ils me guideront dans les mondes qui m’intéressent ( et qui sont, hélas et tant mieux, très nombreux). Je crois que je porte l’espoir secret que l’un d’eux dira exactement ce que je désire lire et qu’alors, je n’écrirai plus. Nous sommes heureusement fort loin du compte.
plus vrai que béton
Le livre est noir.
Depuis longtemps j’écris sur le sable (!). Je vois enfin la relation avec la ville, ses châteaux de sable. D’autant plus étonnant cette longue mise en relation que le danger écologique de la surutilisation du sable m’est connu, j’en fais mention dans des textes précédents. J’ai créé un personnage, l’Arénophile, qui collectionne et conserve les sables.
Mais dans cette citation appliquée à faire un livre, c’est le goût du roman noir qui d’abord affleure.
Le jeu puissant
Le livre est un guide de survie.
Un des personnages est joueur. Joueur pour gagner, donc un faux joueur, joueur par métis comme Ulysse. Mais je dois rester vigilante à ne pas expliciter tous ses tours de survie. Parce que ce ne sont pas tant les moyens qui importent que les métamorphoses.
ses langues caméléonnes
Le livre est traversé de nombreuses langues, de nombreux alphabets.
Il y a des notes de bas de page.
— Devenir le plus grand métèque de Vienne. Disparaître derrière l’exotisme, l’allure et le comportement qu’on me prêtera. Car vois-tu on croit ne prêter qu’aux riches mais on prête aussi aux escrocs, ce vilain nom pour parler des prestidigitateurs.
Avant destruction programmée
Le livre fait la nique à la destruction programmée. Il ne s’agit pas tant d’immortalité que de deuxième chance.
Au début de l’histoire, Selim est très mal en point. Le docteur ne donne pas cher de sa peau. Dans les années qui suivent, les années Sérail, il va tenir grâce aux drogues et aux soins de la Soigneuse. Et un jour, il va lui demander de le sevrer. Et là, il y a un retournement. Parce qu’Osmin lui fait une manière de don d’organe vital. Sans le savoir. Je veux reprendre un texte que j’ai écrit sans le comprendre il y a trois ans : en plein sevrage, O. est persona non grata dans la chambre de Selim. Le voir souffrir le rend fou, le met hors de lui. Il écoute ses gémissements, ses fièvres, ses râles, le front contre le mur de la pièce d’à-côté.
Depuis que nous faisons un livre, cet épisode du sevrage a pris une place beaucoup plus claire. Une partition du récit pourrait être : La rencontre — Le voyage — Le Sérail — Le sevrage — Le voyage d’O. — La rencontre — Le retour. Enfin, à ce jour.
L’œuvre de la beauté
Le livre distille une histoire d’eau.
Prolongement du Prologue. Rare parole de Selim. Il parle de l’eau, pour apaiser les mauvais moments d’O.Un retour aux textes soufis s’impose pour prolonger cette parole, Bachelard aussi, sans doute. Ensuite, il faudrait faire pleuvoir ces textes ici et là. Contrepoint des voix de toutes les formes de l’eau, qui bouleversent O. puisqu’il n’est plus à même de les entendre.
L’histoire que tu as crue
Le livre dit des contes auxquels O. ajoute foi.
Il en redemande. Ils le mettent debout. Ils le guident parfois étrangement, et on se moque d’O. mais in fine, eux seuls montrent une voie qu’il peut suivre.
broderie du sens
Le livre poétise l’interprétation du monde. La renvoie aux détours de l’enfance réconfortée par la buée contre la vitre.
Comment peut-on être un Génie ? Je pense au texte des « ON » de Gracia Bejjani. Qui va prendre en charge le récit de cette étrangeté au monde ? O. est très commenté par les autres, observé par la Soigneuse, par le personnel du Sérail. Mais comment rendre compte de ce qui lui est étrange, puisqu’il est si taiseux ? Le récit de son voyage, sa vie imaginée peut seule en rendre compte. J’ai d’autres villes à écrire, des spéculations sur le Marché des Vacillantes, des cartographies telles qu’elles se présentent à son esprit (Marcher alors jusqu’au premier oiseau venu…).
en figure libre
Le livre ne répond qu’à lui-même. Dedans ça disait. Meilleure formule à ce jour pour donner à entendre le monologue intérieur d’O.
Dans la foulée de Vardaman, un grand travail d’élaboration reste à faire. La voix dans O. se métamorphose à l’égal de la vie dans Selim Bassa. Ces vases communiquent. Il faut donc imaginer cette voix dans son brut et la laisser se polir dans la fréquentation d’une humanité d’abord très exclusive, réduite aux deux seules personnes de Selim Bassa et de la Soigneuse, mais s’élargissant dans l’espace fiable du Sérail et enfin dans les rencontres de hasard d’un voyage de 25 années.
ça te réveille une morte
Le livre cherche à guérir. La soigneuse en ses remèdes. La conjugaison des plantes avec les mots.
Les carnets de la Soigneuse. Tout dans la tête ? Rien d’écrit de sa main. L’âge venant, elle dicte à sa fille. Le savoir ne peut pas se perdre. Peut-être pour cette raison même qu’elle fait un enfant. Au premier signe de faiblesse de sa mémoire, à la première faille, elle sait qu’il faut agir, transmettre. Fait-elle un enfant, ou adopte-t-elle à son tour comme Selim adopte O. ? La première faille, il faudra l’écrire, sans expliciter ses conséquences. Seulement cet instant où elle sait qu’elle a commencé à ne plus savoir dans quels bocaux de ses souvenirs se trouve la réponse à donner au mal.
la peur en deçà de ce qu’il faudrait
Le livre n’a pas oublié ce qu’il ne peut pas réparer, ce qui terrifie et effare.
Cette nostalgie de la réparation, c’est plutôt l’affaire de Selim Bassa. Elle passe un temps par le monde clos et donc moins imparfait du Sérail. Le Sérail est d’abord un espace où mettre le monde en ordre de beauté, de justice, et, aussi étonnant que cela semble à son nom, trop souvent mal interprété, de liberté. Cela ne dure qu’un temps : Quand tu aimes, il faut partir… Selim tire son épingle du jeu et le vide qu’elle laisse rend tout possible. Y compris un livre de ses aventures après. C’est le cas de chacun des personnages de ce livre, d’ailleurs. Je pense à cette vieille dame que sa fille ne voulait plus venir voir ni appeler et qui me disait : « C’est dur, oui. Mais elle n’est pas morte. Ce n’est pas comme si elle était morte ». Les personnages du Sérail sont ainsi, en dépit de la brièveté de leur apparition dans le livre, ils ne sont pas morts, ou ils n’étaient pas morts : à tout moment tant que je serai en mesure des les écrire, leur passé, leur présent ou leur futur pourra faire un livre.
Samedi = L6 | Trois solitudes en bateau
Dans l’indécision du soleil, un fauteuil près de la fenêtre. Tension lasse des veilles de départs : mon calendrier décalqué de celui des propositions. Clôture de cette #L7, si prenante, fertile, (é)puisante. #L8 demain matin, à l’heure du départ. Pour la première fois, un certain découragement face à la pluie du matin, l’exaspération rabâchée à ce sujet depuis une semaine a fini par me gagner la moelle, plus sûrement que l’humidité. Sentiments voisins : quitter cette grande maison, ses rythmes obligés comme un récitatif avec orchestre, son trop-plein de famille, son magnifique isolement vert d’eau, la concentration de survie que son contexte aura permis et sortir de cette semaine de #L7, organisée autour de ces fragments méthodiques (journal, compression, pistes, tentatives). Dans ces instants liminaires, les enfants pratiquent une politique de la terre brûlée, condensant en une journée toutes les bêtises dont le prochain départ les prive. Je suis tentée de faire la même chose : envoyer promener ma haire et ma discipline et de me recroqueviller dans un fauteuil clair du salon pour lire un polar de Fred Vargas, échappé à ma vigilance en 2008 et qui m’a tendu un guet-apens dans la réserve de romans noirs des toilettes de l’étage au réveil. Françoise Renaud a raison : la #L7 est si vaste qu’on n’en viendra pas à bout en une semaine, mais pas en deux non plus. Pourtant, elle ne porte pas pour moi ce grand souffle tentateur qui invite au voyage sans retour comme certaines propositions précédentes dans lesquelles j’aurais pu engouffrer un été (Parpaing, contre le passé simple…). Je l’ai contenue dans cette semaine. Et cette semaine s’achève.
Trois personnages sur un bateau. L’un d’eux ne dit rien . On entend pourtant trois voix.
Il y a un an et demi, j’ai voulu à toute force forcée créé une narratrice (ou un narrateur), alors même que rien ne m’importe autant que l’îlot des voix comme dit Françoise Renaud. Une bibliothécaire arrivait au Sérail, elle cherchait désespérément un livre, ne trouvait que le livre des comptes. Ça se refusait. J’insistais. Ça se refusait encore. J’ai battu en retraite. J’ai abandonné. Et puis voilà qu’une a fini par se proposer qui n’empêche en rien l’écriture chorale. L’été dernier, par hasard après que j’ai renoncé à trop de vraisemblance, à trop de logique, à un temps compté à la manière des montres. Elle collecte autant qu’elle écrit. Je la suis et accueille à nouveau les réécritures et variantes de contes, de récits mythologiques…
Quand Ulysse ligoté au mât s’est exposé au chant des sirènes, il en a été irradié. Elles ont laissé dans son être une brûlure comparable à celle d’Icare s’approchant du soleil et comme Icare il a été purifié de tout ce qu’il y avait de faux en lui, la cire des abeilles, les ailes en plumes de poulet dont son père Dédale l’avait doté… mais comme à Icare, cette pureté originelle n’aura servi de rien. Ulysse ne s’est pas retrouvé éparpillé en centaines de petits os semblables à ceux dont les festins du Minotaure pavent le sol du labyrinthe, mais c’est sous la forme (et non le déguisement) d’un vieillard sénile qu’il est retourné à ensuite à Ithaque. Bavant, effaré du moindre chant d’oiseau… Bien sûr, ce n’est pas ainsi que l’histoire se raconte, mais qui choisit véritablement la part de vérité et de mensonge dans les histoires ? Voilà ce qui s’est passé : Pénélope a empoisonné les prétendants avec un puissant somnifère et tandis qu’ils gisaient béats sur la mosaïque, elle a planté dans le cœur de chacun une flèche d’airain — non sans avoir pris le temps de lui conter une anecdote illustrant le dégoût et le mépris que ses manigances lui avaient inspirés, bien qu’elle n’en eut rien dit, serrant la rage de ses yeux au plus profond de son sein —. Elle a pris soin ensuite de disposer l’arc entre les mains d’Ulysse, dont les yeux avaient perdu leur couleur. Elle a enfin cousu de toutes ces pièces la légende du retour du roi et du meurtre furieux des prétendants. (Comment elle avait eu la certitude de son identité grâce à sa réponse exacte au sujet du bois de leur lit nuptial est un autre conte). Elle a déposé cette histoire dans l’oreille de celui qui s’était cru jusque-là le plus habile conteur du royaume d’Ithaque. Beau joueur, il l’a propagée dans tout le monde connu, non sans l’orner de variations subtiles de façon à ce que son inexactitude détourne la curiosité de son inauthenticité. Et Pénélope eut alors le grand règne digne que sa sagesse, sa force et sa beauté réclamaient depuis vingt étés et vingts hivers.
Mais ce qui n’a pas été divulgué, c’est ce qui arriva à celui des marins d’Ulysse, servi le dernier à la distribution de cire. Tandis que ses compagnons, clos hermétiquement comme amphores en cale, ramaient mécaniquement au travers des chants des sirènes, celui-là, moins bien protégé, aurait entendu deux choses. La supplication d’Ulysse réclamant qu’on le détache du mât et l’invitation des sirènes à toujours revenir dans leurs parages, assortie de la description minutieuse du chemin, manière de carte au trésor dessinée entre la mer et le ciel par des sons. Si Ulysse assourdit par les hurlements informes, terrifiants et absolus et par les cris qui sortaient de sa propre bouche, ce dernier marin entendait lui un chant qui disait aussi bien l’histoire du lieu qu’ils traversaient, sa nature et son avenir. Il avait suffisamment de cire dans les oreilles pour se préserver du charme, car toujours en ramant il entendait le chant de la rame et puisqu’elle volait dans l’eau et dans l’air et faisait ainsi corps avec les éléments, il ne ressentait pas l’urgence de s’abîmer lui-même dans l’une ou l’autre.
Par hasard je me suis engouffrée dans ce direct… une lecture exclusivement italique… à la première répétition j’ai pensé le couac informatique… et puis non… j’ai poursuivi ma lecture italique cherchant le retour du même… chaque fois différent… me semble-t-il… qui dit sur le mouvement de l’écriture …
Je viens enfin de réaliser qu’il y avait une erreur de copié-coller dans mon premier jour de Journal. Merci d’avoir été plus attentive que moi.
Je m’essaye à un jour après jour. Je n’arriverai sûrement pas à faire la même chose pour le paysage de la #P7. Il y a donc un ressassement inévité. Des échos. Des recoupements. À dire vrai, la partie « journal italique » est la seule que je n’envisage pas de retravailler. Elle prend pour une semaine une bonne part de la place ordinairement dévolue à mon journal privé. Et toi, comment l’envisages-tu, cette #L7 ?
La solitude dans la foule. Cette circulation entre l’animation du monde et la belle place que tu te ménages me touche beaucoup. (Et elle a l’air très belle, cette maison qui t’accueille).
Oui, c’est une maison très belle, très isolée. Je regrette de ne pas écrire #P7. Ce serait le lieux pour le faire et la question du paysage me taraude. Mais le chantier du livre m’occupe fort. Et une résidence d’écriture sur un projet tout autre va m’interrompre à partir du 10. Cette place d’où écrire, pour moi en tous cas, réclame beaucoup d’allègement — renoncer à toutes les petites tentations omniprésentes dans le cadre des familles, et je ne parle bien sûr de la joie, mais au contraire de ces trucs qui se montent en épingle plus vite qu’une mayonnaise et te ruine la concentration d’une journée, et même pas pour des cerises, ni pour leur queue —. Place d’où écrire, d’où voir. Je crois que notre vie au théâtre peut nous aider. Nous sommes accoutumé.es à nous assoir dans le noir, seul.es, tandis que la lumière est sur la scène.
« À dire vrai, la partie “journal italique” est la seule que je n’envisage pas de retravailler. » Pourquoi, en effet, puisqu’elle est parfaite ?
Oh Helena, parfaite, comment ça pourrait qualifier cette tentative. J’ai eu plein de souci de copié-collé, dont je ne me suis aperçue qu’aujourd’hui, faisant de ces notes un truc charabia-conceptuel à répétitions intempestives. Mais merci de ton bon regard, si tu as réussi à trouver un chemin dans ce labyrinthe!
J’insiste: parfaite, car je l’ai lue comme un livre qui déjà aurait été publié. Juste le sentiment que j’ai eu en lisant. 🙂
Ton éloge m’encourage à insister sur ce journal. Merci.