Un homme entre dans une grange vide. Il observe et cherche à comprendre les signes épars d’une vie disparue : jeux d’enfants, jardin, piscine, charrue. Seule présence réelle : les moutons, de l’autre côté de la route.
Un cahier – ce nom, Johann Wolfgang von Goethe, je me prends pour qui ? – écrire un journal d’écriture. Date d’ouverture : 23 juillet 2021. À ma terrasse, vue sur le Jura, les quelques textes déjà écrits s’envolent. Les retenir ? J’annote, je gribouille, je cherche des strates.
Une gêne, celle de ces confusions – ce n’est pas le bon mot – celle des allers-retours entre réel et fiction : la rencontre des parents, leurs discours intérieurs, trop proches – mais qu’est-ce que j’en sais ? – de la réalité, et F. – appelons-le ainsi pour ne rien dévoiler – comment mimer sa pensée, comment faire des phrases avec ce qu’il a dans la tête ? N’y a-t-il pas une violence extrême à s’emparer des pensées de l’autre ?
La vie à la ferme : un tableau (toujours ces deux reproductions à la cuisine en bas, Albert Anker, surtout la jeune fille et les poules), on a évoqué la paille et l’herbe, le travail des enfants, les vaches, la confiture, les jeux – on ne faisait pas toujours la différence entre le travail et le jeu – des enfants, on a à peine soulevé un coin du voile.
Cette vie à la ferme, cette enfance, la pousser, l’étendre, agrandir l’esquisse pour qu’elle devienne le corps de l’écriture, si une telle expression veut dire quelque chose. Cette description de l’enfance, ça durerait des pages et des pages, on se laisserait emporter par le surgissement des souvenirs, on y inscrirait tout ce qui revient – on inventerait ce qui ne revient pas – ce serait la deuxième partie du livre, indépendante de la première, ce serait l’histoire – une histoire qui peine à se mettre en place – de cet inconnu qui arrive dans le vide de la grange et qui la remplit petit à petit.
Photos prises dans la vraie grange, puisque tout vient de là. Suivre les travaux: pour l’instant, papa creuse dans du vide.
Comment (d)écrire le vide ?
Les personnages en deux colonnes : les fantômes et les réels. S’arranger pour qu’on ne puisse pas savoir qui sont les fantômes qui sont les réels.
Prendre appui sur les commentaires, cette chance unique d’avoir déjà des lectrices et des lecteurs à ce stade du livre, des lectrices et des lecteurs qui comprennent parfois mieux mon texte que moi-même.
« La langue des taiseux, des tendres et des rêveurs. » C’est comme si cette inconnue, Marion T., me connaissait depuis toujours. Ces taiseux, ces tendres, ces rêveurs, c’est moi, précisément moi, ces trois mots lus comme une révélation. Trouver, chercher, montrer la langue de ceux qui se taisent. (et cette frustration à chaque fois dans les Zoom de n’avoir rien eu à dire)
Le mot conte dans les commentaires de Xavier Georgin puis de Sophie Hutin, qu’en garder ? Le mot labyrinthe chez Eva Carpentey et aussi connu et étranger.
Multiplier les moments de perte, cette confusion devant-derrière apparue plusieurs fois, l’enfant perdu dans la cave en parallèle avec l’homme perdu dans la grange (ne pas trop vite déterminer s’il s’agit du même personnage, peut-être l’homme dans la grange n’est-il que le rêve de l’enfant, peut-être est-ce le contraire). Il faut aussi que la confusion des temps demeure, s’accentue même.
Accepter de me perdre dans mon propre labyrinthe. Dans le labyrinthe, titre d’un roman de Robbe-Grillet. Ça commence comme ça : « Je suis seul ici, maintenant, bien à l’abri. Dehors il pleut, […] » En plus de la dialectique du devant et du derrière, celle du dehors et du dedans, si importante pendant l’enfance. Ouvrir « la porte du mystère » (Danielle Masson) ou la claquer et se retrouver perdu (pousser cette idée, se retrouver perdu, dans ses derniers retranchements).
Il y a maintenant sur la table ce livre de Robbe-Grillet, le bleu du titre, l’étoile, le m de minuit, l’envie de le relire, alors que je m’étais dit Robbe-Grillet plus jamais. Une année entière à décortiquer cette langue, et cette idée maintenant que mes personnages cachés dans l’écurie à observer l’intru dans la grange trouvent leur origine dans le narrateur de La Jalousie, si tant est que le mot narrateur ait un sens ici.
Autres thèmes : les moutons, l’Amérique. L’enfant rêve d’Amérique (ma première lecture, Tintin en Amérique, relire Hergé plutôt que Robbe-Grillet) et l’homme y était, en Amérique, avant de venir dans cette grange. Autre livre en toile de fond : Cow-boy de Jean-Michel Espitallier.
Écriture animale : donner la parole aux moutons et aux vaches ? Même difficulté que pour F., difficulté plus grande encore. « La vache qui a son mot à dire est bien légitime », m’écrit Béatrice. Certes, mais un mot de vache, ce serait quoi ? (tentation de répondre comme papa : un mot de vache, c’est vachement vache)
L’homme traverse un océan pour arriver dans cette grange. Il est envoyé par une organisation mystérieuse – quelque chose qui dans ma tête ressemble au Spectre de James Bond mais en moins maléfique – à la recherche de quoi ? (impossible de ne pas accoler au mot recherche le temps perdu)
Ajouter des éléments qui pourraient faire penser à un faux roman d’espionnage. Miner le roman de genre pour le faire exploser.
Encore un commentaire, de Catherine Serre : « Des soucis, des vrais » Et ce n’est que le début.
admiration, simplement
merci, simplement