Combien de fois me suis-je rendue dans ce parc, isolé derrière la médiathèque Saint-Marc, perdu dans les herbes hautes, sur la longue pente qui s’amorce depuis le bar tabac du carrefour. Y geignent des enfants fous, leurs gestuelles sismiques, prenant en otage les tobogans et les balançoires, un lieu déserté par les familles puisqu’ils y viennent seuls, dévalant la pente à pleine course, peut-être résidant dans les immeubles en taule. Je m’y pose et je sors le seul livre que je porte sur moi, un étrange diadème de lumière verte qui fut écrit à Berlin. Et de Berlin à Brest j’y retrouve les consonnances de l’après-guerre, la pluie froide et la brume, les fins d’après-midi austères et tristes – où il faut forcément se réfugier dans un café pour se noyer de fumées et de vapeurs d’alcool – oui, on trouve encore des troquets où l’on fume – ça pique les yeux, la gorge et l’âme, la meilleure plage de méditation je la trouve dans ces cafés du port et ceux du chantier naval – j’ouvre le livre de Marie N’Diaye. Y penser sans cesse. Une déambulation et un long échange avec son petit garçon dans un parc, toujours le même espace, mais aussi la maison jaune où ils vivent, où elle finit par percevoir un enfant étrange à qui elle s’adresse et qui a peut-être trouvé refuge en son propre fils, sans qu’il réponde, surgi là en présence inquiétante, et soudain elle découvre par flashs que cet enfant provient d’un âge très lointain, une époque d’il y a soixante ans, la période de la seconde guerre mondiale s’est comme superposée à notre ère moderne dans ce petit parc, que là survivent les derniers instants de l’enfant, avant sa dissolution atroce, avant la déportation. L’enfant revient alors à travers son fils sur un banc, ne joue pas avec les autres, apporte des visions étranges que la narratrice sait déchiffrer, reçoit le choc de ce qui sera le drame de l’élimination. Mais les enfants ne se laissent pas éliminer dans les mémoires, ils hantent à jamais les lieux où ils ont passé un temps précieux, sacré, un temps qui fut l’anse de leurs jours, le vol plané de leur joie. Il faut se remémorer alors – bien que la mémoire nous tende des sentiers de traverse, brouille les souvenirs, les transforme parfois. Peut-on vraiment se fier aux souvenirs lointains ? Marie l’évoque dans son dernier roman La vengeance m’appartient. Je me demande aujourd’hui, serais-je capable, après avoir découvert mon livre-totem, de percevoir ce qui s’est produit là avant ma naissance – si les fantômes, au lieu d’exister après notre disparition, ne proviennent pas plutôt d’avant notre fondation, quelques années avant notre réveil, nous préexistant, ou n’existant que pour nous annoncer ce qui sera et non ce qui fut. Pourtant elles s’égrènent calmement, les promenades au parc, qui fut probablement le même en 1942, sans attaches et sans aménagement, un espace de divertissement pour les futurs disparus, ou les futurs êtres-là, qui viendraient réellement nous entourer.
Je tiens ce livre dans mes mains et de mémoire, j’erre à travers Berlin qui plie comme une vague et s’étend sur la ville de Brest, par décalcomanie, j’aperçois presque tangiblement autour de moi les ruines terribles de la ville, les éboulis, la blancheur du plâtre défoncé, l’intérieur des murs, les ardoises crachées comme autant de canifs éparpillés dans la mer, j’entends les bombardements, la pluie diluvienne et l’orage, les affres de la douleur, les hurlements sous les gravats, j’entends le désaccomplissement méthodique, le brasier pulvérisé sur les visages et les mains, la torture dans les hangars, les plaies au torse, les jambes cravachées par les balles, j’entends l’inentendable – la guerre est obscène.
Une peur s’infiltre par tous les pores et seule l’envie d’en saisir la cause me retient ce soir dans le parc. Que vont vivre tous ces enfants ? Comment a-t-on pu jeter des vivants dans la bouche de l’enfer ? Pourquoi les écrits de Voltaire et Diderot n’ont-ils pas suffi à détériorer l’idée de Guerre ? Qu’est-ce qui pourrait suffire – si ce n’est l’invasion des fantômes, une nuit, un jour par semaine, pour venir nous rappeler les horreurs ? Que deviennent les centaines de milliers de victimes des Khmers Rouges ? Où sont partis les suicidés des Goulags et des derniers camps d’extermination, en Chine, en Birmanie ? Et les prisonniers d’opinion, enfermés à jamais dans leur cellule en Russie, en Turquie ? Les résistants, les subversifs, les vibrants de lumière et de vérité ?
Envie de relire le dernier destin des Trois Femmes puissantes. La femme qui agonise dans la canicule, où tout d’elle lutte et survit dans nos mémoires.
Aujourd’hui, je me laisse engourdir par les rires turbulents du parc, les jeux suaves où la vie taquine, galope et cajole. Je me recueille dans ces éclaboussures de cris et de vertiges, tout en haut du tobogan.
Très touchée, moi qui essaye de repartir sur les traces des colonies dans nos mémoires dans mon projet Kaw.
Merci infiniment Danièle, c’est à chaque fois un tel bonheur de vous lire… effectivement, la littérature a le droit de s’engager, de révéler – ou simplement, rappeler.
Ici c’est en petits sillons maladroits, mais je vais prendre le temps d’y installer ce qui cherche à poindre… Belle journée chère Danièle
qui pourrait s’appeler « y penser sans cesse », ce qui est le sens du premier titre obsession.
Oui, tellement juste….
Aire de jeu, c’est le livre non ? Est-ce que tu te tiens plantée dans le livre ? Est-ce que tu sens que le livre est là ?
Cher Christophe, un immense merci pour cette appréciation qui me touche beaucoup. J’ai effectivement pensé à cet étrange « abyme », mais après en avoir relaté l’expérience. C’est venu « après » l’avoir écrit. Merci vivement Christophe pour ces mots tremplins et si justes. Belle journée à vous !!
Merci pour ce partage Françoise ! « l’invasion des fantômes, une nuit, un jour par semaine, pour venir nous rappeler les horreurs ? » Fondamentale cette question. Découverte pour moi ce livre de Marie Ndiaye. À lire très vite donc dans le prolongement des magnifiques « Berlin est trop grand pour Berlin » de Hanns Zischler recommandé par François il y a quelque temps et « Mémorial » de Cécile Wajesbrot (encore évoquée par François) où il est aussi question d’un fantôme contemporain de celui d’« Y penser sans cesse ». Penser aussi aux fantômes d’Abel Gance dans le final de son « J’accuse ». https://www.youtube.com/watch?v=pO_M8zfIe6I
Un immense merci Jérôme pour ces merveilleux conseils de lectures qui vont certainement m’accaparer dans les prochains jours, c’est formidable d’avoir évoqué toutes ces références !! Et tellement touchée par vos remarques si encourageantes et sensibles.. Vais très bientôt découvrir vos derniers textes, avec grande joie !! Merci vivement pour ce partage et belle journée à vous !
oh ! une association qui fera ce qu’elle pourra : ce très beau texte a appelé en moi l’écho lointain d’expériences menées par des éducateurs de quartier… (je ne saurais dire où ni quand … ) où l’aire de jeu était un terrain vague avec les débris et airs de casse que peut prendre un terrain vague. Il y avait alors travail de transformation et revitalisation possible à partir de et depuis l’informe et la destruction. C’est la « décalcomanie » des villes en ruines qui m’y a fait songer… Une force inouïe et invisible pour s’extirper des horreurs sidérantes… À appeler peut-être dans l’écriture.. Le texte est très fort en tout cas. Merci !
Merci infiniment Jacques pour ces touchantes évocations qui fédèrent, rassemblent, procurent un tel dynamisme à écrire et surtout, ô joie, à partager !! Vais lire vos textes avec impatience dans la soirée, c’est toujours une interaction qui nous propulse !! Très belle journée à vous Jacques !
Ton texte nous engage tout entier à ta suite, on ne te lâche pas, c’est très intense. Très beau. Je ne connaissais pas non plus ce livre de Marie N’Diaye à l’Arbre vengeur (éditeur bordelais bien connu)— me le procurer en espérant que le tien sera lisible aussi un jour. Merci, Françoise. 🙂
Tellement merci Isabelle pour ce merveilleux encouragement qui me touche profondément !! Oui, c’est un petit livre poétique avec accompagnement photographique, j’ai essayé de rendre compte à distance de ce qui m’a imprégnée, l’étrangeté aussi, l’impression d’y être et à la fois de se laisser emporter par ses propres songes et bizarreries, car le texte est vraiment onirique et déroutant vous verrez ! Grande hâte de découvrir vos derniers textes, que je savoure déjà en pensée, ayant bien à l’esprit vos si étonnants dessins !! Je vous souhaite une excellente journée Isabelle 😊
Je n’avais pas pris le temps de lire ce texte et les coïncidences avec une démarche d’écriture que j’ai mis en place récemment me ravissent. J’ai choisi Marie NDaye comme écrivaine, celle qui va m’accompagner dans mes déplacements à travers Rouen durant tout le trimestre. Votre texte dont j’apprécie aussi le style résonne donc en moi de façon particulière, la manière que vous avez de vous emparer de l’univers de Marie NDaye pour créer le vôtre… Belle rencontre
Chère Claudine, vraiment merci pour ces mots, cette rencontre qui réchauffe… ce sera une vraie joie de découvrir votre univers sous l’égide de cette voix si pleine, accompagnante… depuis peu, j’y retrouve doucement les accents de Nathacha Appanah, peut-être son dernier livre… hâte de vous lire ! Pensées chaleureuses vers vous